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quelques belles strophes de la Comédie de la Mort; mais l’idée pure. l’ordre, la convenance, l’harmonie du peintre d’Urbin, sa grâce mystérieuse et symbolique sont, aussi bien que la science et la profondeur de l’école florentine, des qualités qu’apprécient difficilement les adeptes du matérialisme dans l’art. Venise au contraire aimait par-dessus tout la couleur, la richesse et l’éclat, la sensualité de la forme, l’émotion se traduisant à la fois par le trouble de l’esprit et le trouble de la chair. Peu importait à ses peintres que la forme qui sortait de leur main n’eût que l’ébauche de la pensée, si elle avait la plénitude de la vie, cette séduction irrésistible entre toutes; sur leurs toiles où la lumière se concentre au point de rayonner, où la puissance du coloris ne le cède qu’à la vigueur de l’exécution, les chairs frémissent, et les corps semblent moins resplendir de la beauté rêvée par l’artiste que de l’éternelle beauté de la nature. Légitime est donc après tout l’enthousiasme qu’on professe chez les fantaisistes pour l’école vénitienne; mais pourquoi donner la prééminence aux peintres vénitiens du XVIe siècle sur leurs contemporains de Rome et de Florence? Qu’importe vraiment? Il n’y a point ici de préférence à établir. Certes, si, à défaut de la solidité du fond et de l’harmonie de la forme, le sang et la vie circulaient dans les créations de notre jeune école littéraire, comme dans celles de Titien, avec ce seul mérite elles braveraient à la fois la critique et le temps. Pour l’artiste, une qualité ne parvient souvent à son apogée qu’aux dépens d’une autre, et la perfection semble un idéal auquel il tend sans l’atteindre. L’un triomphe dans la sérénité, tel autre dans la puissance créatrice, tel autre dans le coloris. Sérénité, puissance, coloris! bien hardi qui essaierait d’établir une généalogie dans cette glorieuse trinité que forment en peinture Raphaël, Michel-Ange et Titien.

Quand on parle de l’école vénitienne, trois noms en représentent le caractère et l’esprit : Titien, Paul Véronèse, Tintoret. A côté d’eux se rangent Giovan Bellini et Giorgione Barbarelli; mais ces illustrations de la grande période du XVIe siècle n’ont fait qu’élargir la voie que leur avaient tracée d’illustres devanciers, presque inconnus aujourd’hui, admirables néanmoins; elles constituent, pour ainsi dire, une deuxième dynastie dans la royauté de l’art vénitien. De bonne heure, des mosaïstes byzantins étaient venus dans la cité commerçante avec laquelle l’Orient entretenait de nombreuses relations. Au XIIIe siècle et au XIVe, la ville des doges compte déjà plusieurs peintres : Jean de Venise et Martinello de Bassano, Esegrenio et Alberegno. Dès l’année 1306, le disciple de Cimabuë, le berger Giotto, avait visité Padoue et y avait travaillé. M. Gautier passe en revue cette première école, les Pierano, les Basaïti, les Carpaccio, que distingue un mélange de finesse naïve et de coloris vigoureux. » C’est, dit-il, tout un monde nouveau : trouver l’éclat vénitien dans la naïveté gothique, la beauté du Midi dans la forme un peu raide du Nord, des Holbein aussi colorés que des Giorgione, des Lucas Cranach aussi élégans que des Raphaël, c’est une bonne fortune assez rare pour que nous y ayons été sensible. » Nous ajouterons que les pages qui leur sont consacrées font regretter que l’écrivain ne se soit pas servi d’une méthode qui permît de suivre chronologiquement les phases de progrès et de décadence de la peinture vénitienne, de Nicolo Semitecolo à Titien et de Titien à Canaletti. Si M. Gautier rend, en effet, justice aux précurseurs de Vecelli, il ne dit presque