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BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS.

Julie Beaumarchais ne perdit point toutefois sa gaieté native. Sous la terreur, tandis que Beaumarchais proscrit se réfugiait à Hambourg, tandis que sa femme et sa fille, après avoir subi la prison, quittaient la magnifique maison du boulevard qui les désignait aux colères de la populace, Julie, qui avait également fait trois mois de prison, restait seule, absolument seule dans cette vaste et somptueuse demeure, mise sous le séquestre et chaque jour visitée par des magistrats en carmagnole et en bonnet rouge. Elle supportait tous ces dangers, tous ces ennuis, sans parler de privations pénibles pour sa vieillesse, avec une grande force d’ame et une rare sérénité.


«… Mon isolation est extrême, écrit-elle à son frère à Hambourg, en 1795, dans cette grande maison où je suis seule absolument depuis un an, après trois mois et demi de prison. Ma solitude est telle que j’ai voulu vingt fois envoyer au café Gibet[1] chercher un honnête homme pour causer avec moi, car les pensées, dit Young, renfermées trop long-temps dans l’ame, s’altèrent et se corrompent ; c’est en se communiquant qu’elles se fécondent et se prêtent mutuellement le mouvement et la vie… J’admire, ajoute-t-elle en parlant de Beaumarchais, combien tu es encore fort de choses, quand toutes les idées baissent ou se détruisent chez les autres. Homme étonnant ! je me prosterne et te salue, conserve bien long-temps ce précieux avantage, sois sobre en tes plaisirs, en tes repas, ne donne jamais trop de temps au sommeil, car tout cela émousse et engourdit, et ton génie bien ménagé doit briller encore quelques lustres. »


Ailleurs Julie Beaumarchais nous montre en quelques mots que son moral à elle est aussi bien conservé que celui de son frère :


« Soixante ans sur ma tête, écrit-elle, six années de révolution et deux d’étranges peines ont bien houspillé ma beauté et mes forces physiques. À côté de ce délabrement, je n’ai jamais senti mon jugement plus sain, ma raison si concise et si pleine ; tout ce qui s’est passé et qui se passe encore donne à ma réflexion un aliment habituel et profond qui m’exerce beaucoup. »


C’est en effet dans les lettres de sa vieillesse que le style de Julie acquiert souvent sa plus grande puissance, sa plus grande vivacité d’expression. Ainsi, parlant d’un homme qu’on a trouvé mort dans sa maison, elle s’écrie : « Ah ! pauvre humanité ! que vous êtes laide en ce moment ! ce langage sourd et terrible de la poussière morte à la poussière vivante, personne de nous ne le comprend. » Dans une autre lettre, pour exprimer l’admiration que lui inspire l’énergie morale de sa belle-sœur, Mme de Beaumarchais, supérieure encore à la sienne, elle écrira : « On n’en fait plus de ton espèce, ma fille ; conserve-toi, garde ton beau courage pour supporter les misères d’un temps qui passera fort bien, je t’en assure, et puisque moi, frêle arbrisseau, j’ai pu le vaincre, que sera-ce de toi, orgueilleux cèdre, ou plutôt bonne souche à trente

  1. C’était un café situé sur la place de la Bastille.