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de M. Hebbel. Ratisbonne, Augsbourg, Munich, sont tour à tour le théâtre de ces scènes émouvantes : ici, c’est le tournoi brillant d’où le jeune duc est chassé par ordre de son père; là, c’est la révolte des campagnes qui se soulèvent à sa voix, et toujours, là-bas, voyez l’image de l’empire et de cette unité allemande appelée par tant de vœux, qui se déploie dans le fond du cadre! Je n’omettrai pas un détail expressif : les passions politiques, ranimées un instant par l’énergique langage de l’écrivain et se mêlant à des émotions d’un autre genre, ont donné une physionomie singulièrement vive aux premières représentations du drame. A la fin du troisième acte, quand le duc Albert, déshérité du trône et repoussé par la noblesse, appelle tous les paysans aux armes, on croyait voir là une glorification de la pensée révolutionnaire, et des bravos sans fin encourageaient le rebelle; mais bientôt les choses rentraient dans l’ordre, la loi triomphait, et la grande, la pacifique image de l’état, avec sa gravité solennelle et son austère mission, terminait victorieusement la lutte au bruit des mêmes bravos. Ne faut-il pas une rare puissance pour donner de telles leçons?

Cet ensemble des œuvres dramatiques de M. Hebbel, les efforts et les vicissitudes de son talent, nous révèlent d’une façon éclatante tous les pièges, toutes les difficultés du théâtre en ces périodes d’agitation confuse qui excitent le poète, mais qui ne le dirigent pas. Combien l’artiste alors a de peine à découvrir sa route ! Que de folles tentatives et quelle obstination dans le faux! Plus son imagination est forte, plus il s’acharne à la poursuite des chimères, et si les théories d’une critique ambitieuse viennent donner un nouvel aliment à son ardeur, il suit ces indications en aveugle, pareil au voyageur égaré que les feux follets de la nuit jettent dans les marécages. Heureux le poète s’il finit par échapper à ces embûches! heureux surtout s’il apprend à se connaître lui-même! M. Hebbel est placé aujourd’hui dans une situation décisive, et le succès de toute sa carrière dépend du parti qu’il va prendre. Il a traversé les landes, il a franchi les ronces qui obstruaient son chemin; saura-t-il marcher sans contrainte dans la voie lumineuse et large qu’il vient de s’ouvrir? Le domaine de son inspiration, c’est la grande tragédie, le drame shakspearien, le drame pathétique et hardi que couronne une intention profonde. Des dix ouvrages dramatiques de M. Hebbel, il en est quatre seulement où il nous apparaisse comme un vrai poète : ce sont ces compositions audacieuses où la passion se déploie avec une si formidable énergie, Judith, Geneviève, Hérode et Marianne, Agnès Bernauer. Une seule de ces créations suffirait sans doute pour placer l’auteur dans la famille de Schiller et bien au-dessus des hommes qui travaillent depuis quinze ans à relever la scène allemande. Ce n’est pas assez toutefois, la carrière nouvelle où il semble près d’entrer lui imposera des efforts tout autrement