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BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS.

ché, si dégradé, si mutilé, qu’il fait pitié. Il y a sans doute d’excellentes choses dans cet ouvrage, mais, le but moral paraissant être absolument manqué par l’invraisemblance des événemens, le gigantesque des personnages et la boursouflure du style, je ne vois pas d’autre moralité à en tirer pour nous, qui l’avons déjà lu, que de ne pas l’acheter. Je te fais mes remercîmens pourtant de me l’avoir prêté ; il m’a nourri tous ces jours gras ; je l’ai mangé ou plutôt dévoré, et je n’en suis pas moins étique. Voilà le propre des alimens sans consistance, ils ne portent avec eux ni suc ni vigueur ; mais ta bonne amitié, je crois, est bien d’une autre sorte. »


Julie Beaumarchais semble douée également d’une assez grande puissance d’analyse psychologique et physiologique, si j’en juge par cette esquisse d’un portrait de femme tracée par elle et que je trouve dans ses papiers :


« Un esprit fort au-dessus du commun, exercé par une imagination très vive ; — une prodigieuse délicatesse d’organes qui cause des secousses involontaires au caractère et le raidit quelquefois ; — une mélancolie vague (le soleil dans les nuages) ; une ame battue par le doute ; le pour et le contre occupant le fond d’un tableau immobile aux yeux ; — de beaux sentimens sans objet qui les fixe ; — une extrême bonté, un cœur perdant de son énergie pour enfermer trop d’objets rangés tous sur le même plan ; — une rare beauté tant soit peu gâtée par des manières qui font rivaliser la coquetterie avec la nature ; — une fierté voilée puisée dans la dignité de l’ame ; — une grande variété et une succession rapide dans les goûts ; — plus d’imagination que de sensibilité, moins occupée de captiver que d’intéresser par le premier mouvement ; — très difficile à décider à l’état de fille ou au mariage à cause de la liberté dans le premier état et de la contrainte des liens dans le second ; — gaie pour se distraire de soi-même, portée au sérieux par l’élévation naturelle de l’ame ; — née pour les grands objets, les idées fortes, indifférente pour ses avantages, élevant quelquefois son ame de femme sur le modèle d’une ame romaine, la légèreté française sur le piédestal de la dignité suisse[1]. Par une rencontre malheureuse, ayant aperçu pour la première fois le monde du mauvais côté, et l’orgueil de l’ame empêchant de revenir du jugement prononcé, incapable peut-être d’en revenir, le fer s’étant rompu dans la plaie ; — ne voulant pas donner son cœur à l’amitié de crainte d’être forcée de le rappeler ; — un vague dans la beauté de l’ame comme dans celle du visage ; une telle finesse dans les traits que les lignes de séparation échappent au pinceau, les couleurs fondant sur la palette ; — plus née pour procurer le bonheur que pour le sentir ; craignant de respirer la rose de peur d’y rencontrer l’épine ; — ne voulant tenir ses vertus que d’elle-même, frappant sur la main qui les donne ; — observant tout sous l’air de la distraction et de l’indifférence ; — montrant quelquefois tant soit peu d’humeur contre les principes consacrés ; l’esprit se heurtant contre les points de ralliement de la croyance, mais ramenée aussitôt par le sentiment de l’honnêteté. »

  1. Ce dernier passage me ferait penser que cette esquisse de Julie s’applique peut-être à la troisième femme de Beaumarchais, dont la famille était d’origine suisse, et dont la physionomie, révélée par ses lettres, ressemble assez à certaines parties de ce portrait.