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s’enfoncer dans l’abîme! De la lâcheté à la ruse, de la ruse au cynisme, il va s’accoutumant toujours davantage à la pensée de son forfait. Cette étude d’une vile et criminelle convoitise, cette peinture d’un cœur en proie à toutes les puissances infernales fait le plus grand honneur à la dramatique psychologie du poète. Quant à Geneviève, quelle figure plus douce imaginer? quelle grâce plus harmonieuse et plus pure? L’auteur a voulu nous donner la contre-partie de Judith : d’un côté, la femme qui méconnaît sa destinée; de l’autre, la plus noble et la plus soumise des créatures. Toute la grâce des légendes du moyen-âge a passé dans le tableau de M. Hebbel. On ne s’attendait pas à trouver chez l’énergique peintre de Judith des lignes si chastes, si pures, et des tons si mélodieusement suaves. Sa Geneviève semble une de ces saintes madones que les peintres des siècles mystiques dessinaient sur leurs tableaux de bois avec une piété si candide.

Malheureusement il n’y a pas de drame dans cette pièce; c’est le tableau d’une ame que sa faiblesse et ses emportemens poussent à d’exécrables crimes, ce n’est pas le développement d’une lutte tragique. Où serait la lutte? Geneviève se résigne en pleurant à son affreuse destinée; Siegfried n’est pas un Othello qui hésite entre la confiance de l’amour et les fureurs de la jalousie; Golo seul remplit la pièce entière du spectacle de sa perversité. Y a-t-il là du moins une lutte intérieure? Non; il n’y a pas de combat au fond de son cœur; on dirait une ame dont le ressort est brisé, on dirait une horrible maladie morale qui suit son cours et toute une série de phénomènes hideux qui naissent l’un de l’autre, par un enchaînement infaillible, jusqu’à l’heure où la mort termine sa tâche. L’absence d’élémens dramatiques est visible jusque dans les détails. Cette vigoureuse et lugubre étude de psychologie a pour cadre un vivant tableau du moyen-âge ; mais ce tableau a moins le caractère du drame que celui de l’épopée. Des incidens qui ne concourent pas à l’action, des épisodes et des récits où l’auteur se complaît à la peinture des temps légendaires, tout enfin porte ici le cachet d’un poème dialogué et dément ce titre de tragédie que M. Hebbel réclame pour son œuvre. Geneviève est donc un beau poème, un poème rempli surtout de qualités bien allemandes; les adieux de Siegfried et de Geneviève sont un des plus gracieux tableaux que puisse offrir la littérature germanique, et la création seule de Geneviève suffirait à marquer le rang de l’artiste. Un épilogue publié il y a quelques mois seulement dans un recueil littéraire, l’Europa de M. Gustave Kühne, donne à l’œuvre entière un couronnement qui lui manquait; Siegfried, après sept années, retrouve Geneviève dans la Forêt-Noire, et ce pathétique tableau, dessiné avec un art plein de tendresse, répond harmonieusement à la charmante scène du début. Si le drame n’y gagne rien, le poème s’y enrichit de beautés nouvelles.