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humain. En sera-t-il de même du drame symbolique inauguré par la Judith de M. Hebbel? Que de Berlin jusqu’à Vienne les imaginations se plaisent à ces hardiesses subtiles, rien de mieux : c’est même là un symptôme plein d’intérêt; les tribuns de toute sorte avaient abaissé l’art, les œuvres de M. Hebbel sont une des réactions de l’idéalisme. Il est certain cependant qu’un théâtre établi sur ces bases ne doit pas espérer de succès hors des frontières de l’Allemagne.

La seconde tragédie de M. Hebbel, Geneviève, moins pathétique à coup sûr et moins éclatante que Judith, signalait pourtant sur plusieurs points un progrès manifeste. C’est toujours une intention sérieuse très décidée qui préside à la conduite du drame; mais cette fois la pensée systématique n’offusque pas autant l’imagination du poète, et ses personnages se meuvent avec une liberté plus vraie. Le sujet de Geneviève n’est autre que la légende du moyen-âge connue dans nos récits populaires sous le nom de Geneviève de Brabant. Les vieux poètes allemands du XIIe siècle se sont approprié cette touchante histoire et l’ont marquée de leur empreinte : c’est le comte palatin Siegfried qui est l’époux de Geneviève, et, après que l’écuyer Golo l’a calomniée aux yeux de Siegfried, c’est dans la Forêt-Noire que Geneviève attend pendant sept années la réparation qui lui est due. Le tableau de ces sept années de misère, la peinture de la femme si humble, si soumise, de la mère si courageusement dévouée, les remords de Siegfried, sa joie quand il retrouve Geneviève, et la félicité, bien tardive, hélas! qui couronne cette lamentable aventure, voilà surtout ce qui est le fond de la légende, voilà ce que les naïfs conteurs du moyen-âge ont mis en relief avec amour. M. Hebbel, au contraire, s’attache à la première partie du récit, à celle qui précède la catastrophe de Geneviève. Geneviève est heureuse auprès du comte palatin; un des chevaliers du comte se prend pour elle d’un amour insensé, et, ne pouvant la séduire, il se venge par une odieuse calomnie. Comment s’est développé l’amour du chevalier, comment passe-t-il de l’adoration la plus ardente à cette haine sauvage? une fois entré dans la voie du mal, par quelles pentes irrésistibles est-il entraîné au fond de l’abîme? Tel est le sujet de M. Hebbel. Le tragique personnage de son œuvre, ce n’est pas Geneviève, c’est Golo. Euripide, dans son Hippolyte couronné, a chanté les vengeances de Vénus, et Racine a magnifiquement décrit, comme dit Boileau, la vertueuse douleur de Phèdre; M. Hebbel a eu l’ambition de faire une étude plus pénétrante et plus conforme à la vérité morale. Nous avons déjà vu quels regards impitoyables il jette sur les passions. Ce n’est pas lui qui excusera la frénésie de Golo, qui lui permettra d’invoquer la fatalité et Vénus attachée à sa proie : Golo est un lâche, et la lâcheté de son cœur est stigmatisée en traits brûlans. Voyez-le suivre, degré par degré, la progression du mal et