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osèrent lutter avec Jéhovah. Judith, la pieuse Judith elle-même, est troublée par le génie de la force et de l’audace. « mon Dieu ! s’écrie-t-elle, faites que je n’aime pas celui que je dois tuer! » La fascination cesse bientôt. Quand Holopherne, agité par l’ivresse du vin et impatient de posséder sa proie, porte la main sur Judith, la femme se réveille, et l’horreur de sa situation lui rappelle qu’elle est obligée de frapper le monstre. «Malheur à moi! s’écrie-t-elle au moment où Holopherne l’entraîne dans l’arrière-tente, malheur et honte sur moi pendant les siècles des siècles, si je n’ose pas faire ce que j’ai résolu ! » Emporté par son sujet, M. Hebbel interprète avec une liberté singulière la narration de la Bible; il ne croit pas à ces paroles de Judith : Non permisit me Dominus ancillam suam coinquinari, sed sine pollutione peccati revocavit me vobis. Dans le tragique tableau qu’il a conçu, l’outrage de Judith est nécessaire. Voyez-la se précipiter sur la scène, chancelante et les cheveux épars! Elle balbutie, elle pousse des cris inarticulés, elle a peur et honte d’elle-même. Quand le sentiment de la réalité éclatera tout à coup chez elle comme une lumière terrible, il faudra bien qu’elle tue Holopherne. L’osera-t-elle? Sa servante Mirza prie Dieu qu’elle ne le puisse pas, elle souhaite qu’Holopherne s’éveille; jusqu’au dernier instant, le meurtre commis par la femme doit apparaître à Judith comme un acte qui révolte la nature.


« MIRZA, à genoux. — Seigneur Dieu ! éveille-le.

« JUDITH, se jetant à genoux aussi. — Quelle prière fais-tu là, Mirza?

« MIRZA, se levant. — Dieu soit loué! elle ne le peut pas.

« JUDITH. — N’est-ce pas, Mirza? Le sommeil, c’est Dieu lui-même qui embrasse les mortels fatigués. Celui qui dort doit être en sûreté. (Elle se lève et contemple Holopherne.) Il dort paisiblement, et ne se doute pas que le meurtre dirige contre lui sa propre épée. Il dort paisiblement. Ah ! lâche créature que je suis, ce qui devrait l’irriter excite ta compassion ! Ce paisible sommeil, après l’heure qui vient de s’écouler, n’est-ce pas le plus odieux des outrages? Suis-je donc un ver de terre pour qu’on puisse me fouler aux pieds et s’endormir tranquillement ensuite, comme si rien ne s’était passé? Je ne suis pas un ver de terre. (Elle tire l’épée du fourreau.) Il sourit. Je le connais, ce sourire de l’enfer : il souriait ainsi, quand il m’attira dans ses bras, quand il... Tue-le, Judith! Il te déshonore pour la seconde fois dans son rêve. Tout en dormant, il rumine bestialement ta honte... Le voilà qui s’agite. Attendras-tu que sa sensualité affamée le réveille? attendras-tu qu’il s’empare encore de toi? (Elle tranche la tête d’Holopherne.) Tiens, Mirza, voilà sa tête! Eh bien! Holopherne, me respectes-tu à présent?

« MIRZA, s’évanouissant. — Soutiens-moi !

« JUDITH, saisie d’horreur. — Elle s’évanouit! Ce que j’ai fait est-il donc si monstrueux, que le sang se glace dans ses veines et qu’elle tombe là comme une morte? (Avec impétuosité.) Relève-toi, relève-toi, insensée! Ton évanouissement m’accuse je ne le veux pas.