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menteur, et veut l’égorger à son tour. C’est le muet, au contraire, qui étrangle son geôlier. Or Judith a paru avec sa robe de fête au milieu de l’assemblée frémissante. Là encore, tout ce qu’elle voit et tout ce qu’elle entend la pousse au meurtre dont la pensée l’obsède. Lorsque le muet a fait lapider son frère, et que le peuple, se repentant de sa précipitation, veut châtier le faux prophète, une voix s’écrie : « Oui, vengez-vous! Il est l’auteur de votre iniquité. C’est un esprit infernal qui a parlé par sa bouche, car ce qui est contre la nature est contre Dieu! » On dirait que c’est la conscience même de Judith qui formule ce principe, mais elle repousse l’avertissement avec colère : « Qui es-tu pour parler ainsi? Comment oses-tu mesurer la pensée de Dieu? Qui t’a donné le droit de lui dire : « Ceci est bien, et ceci est mal? » — De violens murmures s’élèvent : « Écoutez-la, s’écrie le peuple en tumulte; c’est une sainte femme! Elle est veuve, elle est belle, elle vit dans la chasteté et les méditations pieuses. Jamais elle ne sort de sa demeure pour se mêler à la foule; aujourd’hui que nous souffrons, elle a quitté sa retraite, et elle vient partager nos malheurs. Que personne n’ose contredire Judith! » Elle apparaît alors comme la protectrice de la tribu; son rôle grandit, sa mission devient plus impérieuse; les sanglantes pensées qu’elle a conçues au fond de la solitude, la confiance de la cité les consacre, et la voix du peuple a confirmé la voix de Dieu. Il est manifeste désormais que Judith ne s’appartient plus. Y a-t-il encore quelque moyen de sauver la ville? Peut-on espérer que la fureur d’Holopherne s’apaisera, comme s’apaisent les vagues après l’ouragan? Judith veut le savoir avant de sortir de Béthulie. Malgré le tragique destin qui l’entraîne, elle ne décidera rien, si elle n’a pas vu jusqu’au dernier moment la nécessité de ce qu’elle prépare. Non, tout espoir serait vain; Holopherne a pris le chef des Mohabites Achior, dont la résistance a excité sa rage; au lieu de le tuer sur-le-champ, il l’a envoyé à Béthulie, lui réservant le même supplice qu’aux assiégés. C’est Achior lui-même qui l’atteste : la présence d’Achior dans les murs de la ville est la plus effrayante menace que l’Assyrien pût faire aux Hébreux. Qui songerait encore à se rendre? Les prêtres triomphent; la ville ne sera pas livrée à Holopherne; on invoquera pendant cinq jours l’assistance de celui qui a suscité Samson et Déborah, et qui a fait jaillir l’eau du rocher sous la verge de Moïse; ensuite les épées sortiront des fourreaux, et l’on périra en combattant. Alors Judith, à voix basse, mais avec une majesté solennelle et comme si elle prononçait une sentence : « Dans cinq jours, dit-elle, il faut qu’il meure. » Elle se fait ouvrir les portes : — « Où vas-tu? Que vas-tu faire? lui demandent les prêtres. — Je n’en sais rien encore, le Seigneur m’a appelée. Priez pour moi comme on prie pour ceux qui vont mourir, et apprenez mon nom aux enfans. »