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un homme ou à l’un de ces élémens aveugles que défie le roseau de Pascal. Tantôt c’est l’élément brutal qui s’emporte, et ce premier acte semble alors une scène du drame cosmogonique, quand la matière bouillonnante n’avait pas encore senti le frein du maître; tantôt c’est l’homme qui parle : il a toutes les passions et tous les vices des fils d’Adam; depuis les hennissemens de la sensualité jusqu’à la folie de l’infatuation, depuis le délire ignoble qui le rabaisse au rang de la brute jusqu’au délire prétentieux qui le pousse à vouloir détrôner le Créateur, il renferme en lui les mille variétés et la hideuse progression du mal. Cette peinture du monstre révèle une effrayante énergie.

Au second acte, nous sommes à Béthulie, dans la maison de Judith. On pense bien que M. Hebbel, décidé à faire de l’histoire un symbole, se souciera peu de respecter la tradition. Son héroïne n’est pas celle dont la Bible nous raconte la piété candide et le patriotique enthousiasme. La Judith des livres saints est une jeune veuve merveilleusement belle qui passe sa vie à prier Dieu, et que l’esprit de Dieu a visitée; la Judith du poète allemand est déjà possédée à demi par le délire qui l’armera contre Holopherne. Est-ce un délire religieux comme dans le récit de la Bible? Non; c’est quelque chose d’obscur qui s’expliquera plus tard. Judith a été mariée; au moment où le jeune époux, Manassès, entrait dans la chambre nuptiale, au moment où il tendait ses bras à Judith, il a aperçu tout à coup on ne sait quelle effroyable image : il semblait qu’un abîme infranchissable fût creusé désormais entre elle et lui. Depuis cette heure, Manassès a toujours vu dans Judith un être marqué d’un caractère à part; il ne pouvait se lasser de la contempler, et sa vue lui inspirait à la fois du respect et de la répugnance. En vain Judith, troublée jusqu’à la fureur, voulait-elle surprendre le secret de Manassès : Manassès mourut six mois après, laissant veuve la belle vierge et emportant ce mystère au fond de la tombe. Le souvenir de cette lugubre aventure obsède la pensée de Judith et la dispose à des actes extraordinaires. Elle passe pour la femme la plus pieuse d’Israël; elle est uniquement occupée de prières et d’aumônes, et cependant de ténébreuses visions l’environnent. Est-ce une force supérieure qui la domine? est-ce son imagination frappée qui s’exalte? Il lui vient subitement des pensées dont elle a honte elle-même; il lui échappe des paroles qui l’épouvantent. Quand Holopherne approche de Béthulie et que les Hébreux se racontent les uns aux autres des traits de son odieuse férocité : « Je voudrais le voir! » s’écrie Judith, et ce cri qu’elle a poussé malgré elle l’agite comme un pressentiment.

Il y a un jeune Hébreu, Éphraïm, qui l’aime d’un amour éperdu et dont elle a toujours repoussé les prières; Éphraïm croit que le péril commun adoucira le cœur de la belle veuve; n’a-t-elle pas besoin d’un