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Je viens de dire que Beaumarchais travaillait de toutes ses forces à se préparer un succès ; nous ne sommes pas, en effet, en 1784, au temps du Mariage de Figaro, où l’auteur n’a qu’à tenir en haleine la fiévreuse impatience d’un public qui attend sa pièce comme le plus extraordinaire des événemens. Nous sommes en 1767, Beaumarchais est complètement inconnu comme écrivain ; c’est un homme d’affaires et de plaisir qui a su se pousser un peu à la cour, dont on parle très diversement, et que les gens de lettres sont assez disposés à accueillir comme l’ont accueilli les courtisans, c’est-à-dire comme un intrus. De là, pour lui, nécessité d’aller au-devant de la curiosité, qui ne viendrait pas d’elle-même, de la provoquer, de l’exciter, et de se ménager dans tous les rangs des preneurs et des appuis. C’est ce qu’il fait avec une variété assez amusante de tons et d’attitudes. Quand il s’agit, par exemple, d’obtenir pour son drame une lecture chez Mesdames de France, il pose en homme de cour qui veut bien condescendre à faire de la littérature dans l’intérêt de la vertu et des bonnes mœurs. Il s’adjuge d’avance une célébrité qu’il n’a pas encore, et en somme paraît doué d’une présomption rare ; voici son épître :


« Mesdames,

« Les comédiens français vont représenter dans quelques jours une pièce de théâtre d’un genre nouveau, et que tout Paris attend avec la plus vive impatience. Quelques ordres que j’eusse donnés aux comédiens, en leur faisant présent de l’ouvrage, de garder un profond secret sur le nom de l’auteur, dans leur enthousiasme maladroit ils ont cru me rendre ce qu’ils me devaient en transgressant mes ordres, et ils m’ont sourdement fait connaître à tout le monde. Comme cet ouvrage, enfant de ma sensibilité, respire l’amour de la vertu et ne tend qu’à épurer notre théâtre et en faire une école de bonnes mœurs, j’ai cru que je devais, avant que le public le connût davantage, en offrir un hommage secret à mes illustres protectrices. Je viens donc, Mesdames, vous prier d’en entendre la lecture en particulier. Après cela, quand le public me porterait aux nues à la représentation, le plus beau succès de mon drame sera d’avoir été honoré de vos larmes comme son auteur l’a toujours été de vos bienfaits. »


Avec le duc d’Orléans, grand-père du roi Louis-Philippe, prince qui aimait et qui appréciait les gens de lettres, Beaumarchais est plus modeste.


« Monseigneur, écrit-il, la maladie de Préville, qui retarde encore de huit jours la représentation d’Eugénie, nouveau drame en cinq actes, me donne la possibilité de faire à votre altesse l’hommage d’une lecture, si elle en est tant soit peu curieuse. Je sais, monseigneur, qu’on vous a dit assez de mal de l’auteur et de l’ouvrage. Le premier est un objet trop peu important pour que j’aie l’indiscrétion d’en entretenir votre altesse ; je me borne à désirer de lui donner des notions plus certaines sur le second, contre lequel beaucoup de gens