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choisi pour le faire ? Celui que j’avais destiné devant vos amis et les miens pour être l’époque de notre union. J’ai vu la perfidie qui abusait de la faiblesse et faisait tourner contre moi jusqu’à mes offres. Je vous ai vue, vous qui avez si souvent gémi des injustices que les hommes m’ont faites, je vous ai vue vous joindre à eux pour me créer des torts auxquels je n’ai jamais pensé. Si je n’avais pas eu dessein de vous épouser, aurais-je mis aussi peu de forme dans les services que je vous ai rendus ? Aurais-je assemblé mes amis deux mois avant vos refus pour leur apprendre ma dernière résolution, dont je leur avais demandé le secret à cause des ménagemens que je ne pouvais pas dire, mais qui m’en faisaient une loi ? Tout a été tourné contre moi. La conduite d’un ami double et perfide[1], en me donnant une cruelle leçon, m’a appris qu’il n’était pas de femme si honnête et si tendre qu’on ne pût séduire et faire changer. Aussi le mépris de tous ceux qui l’ont vu agir est-il sa digne récompense. Revenons à vous. Ce n’est pas sans regrets que j’ai tourné mes réflexions sur vous depuis que la première chaleur de mon ressentiment est passée, et, lorsque j’ai insisté pour que vous m’écrivissiez formellement que vous rejetiez mes offres de mariage, il se mêlait à mon dépit une curiosité obscure de savoir si vous franchiriez ce dernier pas avec moi. Aujourd’hui il faut absolument que j’en aie le cœur net. J’ai reçu des propositions très avantageuses de mariage ; sur le point de m’y livrer, je me suis senti arrêté tout à coup : je ne sais quel scrupule d’honneur, quel retour vers le passé m’a fait hésiter. Je devrais bien me croire libre et dégagé envers vous après tout ce qui s’est passé, cependant je ne suis point tranquille : vos lettres ne me disent pas assez formellement ce qu’il m’importe de savoir. Répondez-moi juste, je vous prie. Avez-vous tellement renoncé à moi, que je sois libre de contracter avec une autre femme ? Consultez votre cœur sur ce point pendant que ma délicatesse vous interroge. Si vous avez totalement coupé le nœud qui devait nous unir, ne craignez pas de me le mander sur-le-champ. Afin que votre amour-propre soit tout-à-fait à l’aise sur la demande que je vous fais, j’ajoute à ceci que je remets en vous écrivant toutes les choses en l’état où elles étaient avant tous ces orages. Ma demande ne serait pas juste si, cherchant à vous tendre un piège, je ne vous donnais pas la liberté du choix dans votre réponse. Que votre cœur la fasse tout seul. Si vous ne me rendez pas ma liberté, écrivez-moi que vous êtes la même Pauline douce et tendre pour la vie que j’ai connue autrefois, que vous vous croirez heureuse de m’appartenir : sur-le-champ je romps avec tout ce qui n’est pas vous. Je ne vous demande que le secret pendant trois jours pour toute la terre sans exception ; je me charge du reste, et, dans ce cas, gardez cette lettre dont on m’apportera la réponse. Si vous avez le cœur pris pour un autre ou un éloignement invincible pour moi, sachez-moi au moins gré de ma démarche honnête. Remettez au porteur votre déclaration qui me rend libre, alors je croirai dans le fond de mon cœur avoir rempli tous mes devoirs, et je serai content de moi. Adieu. Je suis jusqu’à ce que j’aie reçu votre réponse au titre qu’il vous plaira choisir, mademoiselle, votre très humble, etc.

« De Beaumarchais. »
  1. On comprend que tout ceci est à l’adresse du chevalier de S…