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ris mieux qu’une autre, parce que je suis moins amoureuse ; mais je conçois qu’à l’œil philosophique, c’est un tableau que tout ceci, aussi utile qu’intéressant[1]. Beaumarchais est un drôle de corps qui, par sa légèreté, mine Pauline et la désole. Boisgarnier et Miron raisonnent à perdre haleine le sentiment, et s’échauffent avec ordre jusqu’à l’instant d’un beau désordre ; le chevalier et moi, c’est pis que tout cela : il est amoureux comme un ange, ardent comme un archange, et brûlant comme un séraphin ; moi, je suis gaie comme pinson, belle comme Cupidon et malicieuse comme un démon. L’amour ne me fait point lon-lan-la comme aux autres, et pourtant, malgré ma folie, je ne pourrai me sauver d’en tâter, voilà le diable ! »

Julie, en effet, malgré ses airs dégagés, en tient pour le chevalier un peu plus qu’elle ne l’avoue. Ce nouveau personnage, qui va jouer son rôle dans le petit drame vrai que nous exposons, se nommait le chevalier de S… ; il était, je crois, né à Saint-Domingue ; il est qualifié de substitut du procureur-général du roi au conseil souverain du Cap. Quoique compatriote de Pauline, il ne la connaissait pas lorsqu’il se lia avec Beaumarchais, qui l’introduisit dans sa famille et le vit avec plaisir rendre des soins assidus à sa sœur Julie. Il était, à ce qu’il paraît, dénué de fortune ; mais il avait un nom, une situation, et c’était un très beau parti pour Julie, qui n’avait d’autre fortune que celle qu’elle pouvait attendre de la générosité de son frère.

Les choses en étaient là lorsque Beaumarchais partit pour l’Espagne, toujours engagé avec Pauline, qui continue à lui écrire des lettres fort tendres en se plaignant parfois de sa négligence à répondre, tandis que Julie imprudemment s’amuse à tourmenter la jeune créole en lui parlant des équipées de son serviteur à Madrid. « Quand donc reviens-tu ? s’écrie Pauline dans une de ses lettres à Beaumarchais. Indigne voyage ! qu’il me déplaît, bon Dieu ! » Et Julie, toujours bonne, quoique un peu moqueuse et qui aime beaucoup Pauline, gourmande à sa manière la paresse de son frère, à qui elle écrit : « Dis-lui donc quelque chose à cette enfant ! »

Néanmoins, si Beaumarchais ne semble pas assez amoureux, il s’occupe des intérêts de Pauline avec tout le zèle d’un ami. Les nouvelles qu’il reçoit de Saint-Domingue par le parent qu’il y a envoyé sont fâcheuses ; l’habitation est dans un état déplorable et endettée au-delà de sa valeur ; ce parent lui-même vient à mourir, et tout l’argent que Beaumarchais lui a confié, ainsi que les marchandises destinées à l’habitation, sont engloutis, comme il le redoutait d’abord, dans le dé-

  1. On reconnaît ici que la manie de l’observation philosophique, si saillante chez Beaumarchais, est une maladie de famille. Il y a aussi des mots de famille. Voilà Beaumarchais qui reçoit de sa sœur Julie la même qualification de drôle de corps que nous l’avons vu donner à sa sœur Boisgarnier. Le fait est qu’ils sont tous assez drôles de corps.