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aurait eu le sort de plusieurs épisodes de même nature que l’aîné des Gudin, le digne caissier qui a classé les papiers de Beaumarchais après sa mort, a traités avec un souverain mépris, et dont j’ai dû essayer très laborieusement et parfois en vain de rajuster les lambeaux. Ici le caissier Gudin m’a un peu facilité ma tâche. Du moment où il y avait une créance, le dossier devenait sacré, et c’est à l’abri de ce caractère auguste de titres justificatifs que quelques billets très tendres d’une fort aimable jeune fille ont pu traverser quatre-vingt-huit ans, inventoriés, numérotés, côtés et paraphés. La créance est périmée, mais les lettres restent, et c’est un plaisir qui a son prix que de saisir au vif, sur un papier mort, les palpitations d’un cœur qui depuis long-temps ne bat plus, mais qui eut aussi ses heures de jeunesse et d’amour.

Pauline Le B. était une jeune créole, née à l’île Saint-Domingue, qui, on le sait, appartenait alors à la France. Elle était orpheline et avait été élevée à Paris sous la direction d’une tante ; elle possédait au Cap une habitation considérable, estimée 2 millions, mais très chargée de dettes, très négligée, très délabrée, très grugée par les gens d’affaires, comme l’est souvent une propriété de mineur et surtout une propriété coloniale, de sorte qu’avec les apparences ou les espérances d’une grande fortune, Pauline était en réalité assez pauvre ; mais elle était fort jolie : dans toutes les lettres où l’on parle d’elle, on la nomme la belle ou la charmante Pauline. Dans une de ces lettres, on parle de son air tendre, enfantin, délicat et de sa voix enchanteresse ; on a vu, par une lettre déjà citée du père Caron, qu’elle était très bonne musicienne. C’était donc bien la Pauline des Deux Amis, dont Mélac dit : « figure charmante, organe flexible et touchant, de l’ame surtout ! »

La tante de Mlle  Le B. avait, à ce qu’il paraît, quelques relations de parenté avec la famille Caron. La liaison entre les deux familles semble déjà intime en 1760. Beaumarchais, veuf d’un premier mariage, avait à cette époque vingt-huit ans ; il était, on le sait, très séduisant lui-même et déjà posé en homme de cour. Deux ans après, il se trouva décoré de ses charges de secrétaire du roi et de lieutenant-général des chasses. Il fit des spéculations heureuses avec Du Verney, installa, comme je l’ai dit, sa famille dans la maison de la rue de Condé, et tout le temps que lui laissait son service à Versailles, il venait le passer dans cette maison, adoré de ses sœurs et s’occupant beaucoup de leur amie Pauline, qui avait alors dix-huit ou dix-neuf ans. La première scène des Deux Amis, qui représente Pauline assise au clavecin, jouant une sonate, tandis que Mélac, debout derrière elle, l’accompagne avec son violon ; le petit bavardage amoureux qui suit la sonate, tout cela a bien l’air d’être une réminiscence. Beaumarchais ne s’attachait pas seulement à plaire à Pauline, il lui rendait des services