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du baggerow. Les uns disaient que le nakodah, par une fausse manœuvre, avait jeté son navire à la côte; d’autres prétendaient que l’équipage révolté avait égorgé le capitaine et perdu le bâtiment pour effacer toute trace du crime. Quelques commères affirmaient aussi que le nakodah n’était pas mort : on l’avait vu galoper du côté de Cochin sur un cheval ailé, tenant dans ses bras une belle fille d’Alepe qu’il enlevait. C’était ainsi que, de chacun des élémens qui avaient concouru au dénoûment de cette mystérieuse aventure, la rumeur publique composait une histoire fausse ou invraisemblable. Ces bruits arrivèrent bientôt aux oreilles de Mallika avec tous leurs commentaires, et elle se gardait de rien dire : ce monde indifférent et jaseur qui parlait autour d’elle se montrait si peu disposé à excuser un moment de faiblesse! Pendant quelques mois, elle resta dans son jardin, partageant ses journées entre ses travaux accoutumés et les soins attentifs dont elle entourait son père. Le vieillard, qui ne soupçonnait point sa fille d’avoir cédé à un fol entraînement, l’entretenait souvent des ennuis et des chagrins qu’elle eût éprouvés dans la maison de l’Arabe. Ses paroles impressionnaient d’autant plus Mallika, qu’elle en reconnaissait la complète sincérité. Peu à peu, la jeune fille en vint à se demander si la politesse réservée, si les manières distinguées et fières de l’étranger qui l’avaient tant charmée, ne cachaient pas plus d’égoïsme et d’orgueil que de discrétion et de dévouement. Cette question, elle se promettait bien de l’éclaircir, quand le nakodah reviendrait à Alepe. L’année suivante, comme il ne paraissait point à l’époque accoutumée, elle jugea qu’il l’avait abandonnée pour toujours. Quant à la nouvelle de sa mort, Mallika n’y pouvait ajouter foi; un mystérieux prestige entourait toujours à ses yeux celui qu’elle avait un instant accepté pour maître : elle s’en tenait au récit qui représentait Yousouf fuyant avec une femme préférée. Ainsi, la réflexion aidant, l’absence qui adoucit les regrets se mêlant à la jalousie, la fille du jardinier laissa échapper de ses lèvres l’aveu de son étourderie. Elle raconta tout à son père : c’est assez dire qu’il ne lui restait plus d’illusion.

De son côté, le mahout Chérumal n’avait pas eu l’indiscrétion de trahir un secret qui était en partie le sien. Pouvait-il divulguer les circonstances de la fuite de Mallika sans montrer qu’il avait joué ce soir-là le rôle de dupe? D’ailleurs l’honnête mahout n’était point de ceux qui se vengent des railleries d’une jeune fille par la trahison. Il fit mentir le méchant proverbe espagnol qui dit : Nada mas atrevido que el amor despreciado, — rien de plus effronté que l’amour méprisé. Bien que Mallika l’eût mal accueilli souvent et repoussé avec dureté le dernier jour, il ne cessait de penser à elle. Depuis qu’il ne la voyait plus, la tristesse s’était emparée de lui, et Soubala avait de fréquens accès de mauvaise humeur.