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d’étrangers ; un peu de patience encore, et tu verras si le petit poisson a peur de la baleine. Le nakodah veut partir cette nuit, et moi, je t’annonce qu’il n’aura pas de brise ; vois la brume qui se lève sur la terre.

Un fin brouillard commençait en effet à couvrir la terre et à se répandre sur la surface des eaux. À bord du baggerow, le tambourin retentit ; la vergue pesante se dressa le long du canot aux cris cadencés de l’équipage ; la voile gigantesque se déploya dans toute sa largeur, mais elle retomba sur les haubans sans que le plus léger souffle vînt la gonfler. Quelques heures se passèrent ainsi ; la mer restait calme et unie comme un lac. Peu à peu, le baggerow tourna sur son ancre, de manière à présenter la poupe au rivage ; la marée commençait à monter. Il fallait que les Arabes renonçassent à partir ce jour-là ; les matelots grimpèrent sur la vergue et se mirent à carguer la voile. Yousouf se promena quelque temps encore sur le pont ; le fourneau incandescent de sa longue pipe le désignait comme une étoile lointaine aux regards des pêcheurs qui demeuraient en observation. Enfin le capitaine rentra dans la cabine vide qu’il avait si bien parée pour y recevoir Mallika, et l’équipage se coucha sur le tillac.

À ce moment-là, Tiruvalla passa sur la paume de sa main la lame d’un couteau bien affilé et dit à son frère de ramer vers le baggerow. Tirupatty donna quelques coups de pagaie qui firent avancer la pirogue ; tout à coup il vit avec surprise Tiruvalla se lancer dans la mer armé de son couteau. Quand il fut dans l’eau, le rusé pécheur cacha sa tête sous les vagues ; il nageait sans bruit, à la manière des requins. Après avoir plongé à plusieurs reprises, en se rapprochant toujours du baggerow, Tiruvalla atteignit le câble qui liait à son ancre le navire arabe. À l’aide du couteau dont il se servait comme d’une scie, il parvint à couper ce câble, et le lourd navire dériva, entraîné vers la terre. Le pêcheur indien retourna à son esquif, montrant du doigt à son frère le baggerow qui marchait à une perte certaine. — Tu vois bien, lui dit-il, qu’ils devaient tôt ou tard nous payer leur mauvais tour. Suivons-les tout doucement, afin d’être à portée de piller quand le naufrage s’accomplira.

Sur cette côte basse et plate, nous l’avons dit, la vague du large, repoussée par la grève, se soulève à une hauteur de plusieurs pieds pour retomber avec fracas. Tant que le baggerow flotta sur une mer paisible et profonde, l’équipage et le nakodah Yousouf ne s’aperçurent point du danger qu’ils couraient. Bientôt cependant la coque du navire ayant heurté le fond, les Arabes s’éveillèrent en sursaut ; ils se levèrent épouvantés, sans comprendre d’abord la cause de cette secousse terrible qui avait fait tomber la vergue sur le pont. La vergue, dans sa chute, entraîna la voile immense. Sous ce double poids qui portait d’un seul côté, le navire se pencha et échoua en plein ; la vague formée par la