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descendre au canal, il s’avança majestueusement, pareil à une tour mouvante, agitant avec vivacité, à l’extrémité de sa trompe, le gros câble dont il se servait pour saisir son fardeau.

— Là, là! cria Chérumal en désignant du doigt une poutre énorme couverte de limon, et qu’un long séjour sous les eaux rendait plus pesante encore; prends cela, Soubala!

L’éléphant passa docilement sa corde sous la poutre et se raidit sur ses quatre jambes pour la soulever; après une tentative infructueuse, il regarda de côté son cornac, comme s’il lui eût dit : « Tu vois bien que c’est impossible! » Mais Chérumal ne se laissa point toucher par la muette supplication de l’animal; il lui appliqua sur la nuque un violent coup de son crochet de fer. L’éléphant essaya une fois encore de soulever la pièce de bois, qui semblait être liée à la vase par une chaîne invisible : les veines de son cou se gonflaient comme des cordes près de se rompre; il s’inclinait en arrière pour augmenter sa force de tout le poids de son corps.

— Courage, Soubala! dit Chérumal, tandis qu’il frappait à coups redoublés et à deux mains avec son crochet de fer, courage, ô le plus brave, le plus puissant des éléphans qu’aient nourris les forêts de Travancore! — Accroché par les talons au-dessus des épaules de la bête, il criait et s’évertuait de telle sorte que la foule s’amassait sur les deux rives du canal. Pendant quelques minutes, l’éléphant resta immobile dans l’eau où il était enfoncé jusqu’aux genoux, comme s’il se fût recueilli pour tenter un effort suprême; le mahout Chérumal respirait aussi, tout en répondant avec des gestes emphatiques aux voix multiples qui s’élevaient de la foule pour le conseiller.

— Fais avancer la bête dans l’eau, elle aura plus de prise, disait l’un.

— Non, non, recule au contraire, disait l’autre; tu vois bien que la vase est molle et que ses pieds glissent.

— Jamais il n’en viendra à bout, interrompait un marchand de fruits qui déposait son panier sur le sable et se croisait les bras de l’air indifférent d’un homme qui se fait un passe-temps de l’embarras d’autrui.

— Avec une bête comme celle-là, rien n’est impossible, ajoutait d’une voix glapissante un mendiant dont la jambe monstrueuse était aussi grosse que celle de l’éléphant; si ce n’était mon mal qui me gêne, je prendrais la place de Chérumal, et j’enlèverais cette poutre en une minute.

Tous ces discours importunaient le mahout et excitaient son amour-propre; il se remit à piquer son éléphant, qui commençait à perdre patience. Le premier signe de mauvaise humeur qui échappa à l’animal fut un violent coup de pied au milieu du canal; les spectateurs,