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lument pas possible d’entrer dans aucun détail sur ce que tu souhaiterais de moi… Si tu retournes en Angleterre[1] Je te prie de me rapporter un flacon de sel qu’on fait respirer à ceux qui, comme moi, tombent en défaillance. Hélas ! mon cher enfant, peut-être n’en aurai-je plus besoin à ton retour. Je prie le Seigneur tous les jours de ma vie de te bénir, de te récompenser et de te préserver de tout accident ; ce seront toujours les vœux de ton bon ami et affectionné père.

Caron. »

« Si cela se peut, laisse ton adresse de Londres à Miron[2], afin qu’en cas d’accident je te puisse envoyer ma dernière bénédiction. »


Le portrait du père de Beaumarchais ne serait pas complet, si je ne cherchais maintenant à donner une idée des autres nuances de son caractère, par lesquelles il se rapproche davantage de son fils. On a pu déjà reconnaître en lui beaucoup d’élévation, de sensibilité et une nuance assez marquée de ferveur religieuse. Il y a aussi autre chose, il y a des goûts mondains, le goût des lettres, des arts, de la société ; il y a de la finesse, de la jovialité et même une pointe de gaillardise ingénue qui s’est transmise du père au fils, avec plus de vivacité et beaucoup moins d’ingénuité. — Ainsi le père Caron est fort au courant de tout ce qui s’écrit en littérature ; lui-même, son fils, ses filles, tout le monde chez lui fait des vers bons ou mauvais ; on y fait aussi beaucoup de musique, nous verrons même plus loin qu’il est obligé de réprimer autour de lui cette mélomanie générale : son fils, dès sa première jeunesse, montre du talent sur tous les instrumens ; ses filles sont également bonnes musiciennes, et elles jouent agréablement la comédie. « Je ne sais, mon cher ami, écrit-il à son fils, à Madrid, en date du 8 janvier 1765, je ne sais si vous trouverez que cette brochure vaille le port, mais je vous l’envoie pour vous amuser ; c’est ce qu’on a fait de meilleur et de plus méchant contre le Poinsinet, dont la petite pièce du Cercle, aux Français, a eu un succès prodigieux et lui a produit au moins mille écus tant de la comédie que du libraire qui la lui a achetée ; aussi en est-il bien fier et très brillant en habits[3]. » Dans cette même lettre, il est question d’un souper que doivent faire M. Caron et ses filles avec Préville, l’acteur de la Comédie-Française, le petit Poinsinet, et une dame Gruel, un peu éprise de Beaumarchais, que le malin vieillard appelle Mme Pantagruel, et qui, dit-il, « en aimant son

  1. C’était après le procès Goëzman. Beaumarchais était allé en Angleterre avec une mission de Louis XV, dont il sera question plus loin.
  2. C’est un des beaux-frères de Beaumarchais.
  3. Tout le monde connaît le petit Poinsinet, auteur dramatique plus célèbre par ses excentricités et les mystifications dont il fut l’objet que par son talent. Sa petite pièce du Cercle est cependant un spirituel ouvrage. Une des sœurs de Beaumarchais la caractérise très bien en disant : « C’est le plus joli petit rien et le plus agréable qu’on ait donné depuis long-temps. »