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entre les mains ; il contient aussi beaucoup de dissertations oiseuses et en dehors du sujet, des louanges outrées et continues qui rappellent un peu le pavé de l’ours ; cependant on y trouve plusieurs faits assez curieux et inconnus dont j’ai fait mon profit.

On connaît maintenant les circonstances qui m’ont déterminé à étudier à fond les documens inédits qui m’étaient confiés et à donner au résultat de cette étude plus d’extension que ne le comporterait une simple biographie. Il m’a semblé que l’occasion était favorable pour essayer de peindre Beaumarchais et son temps, et qu’ici l’histoire d’un homme pouvait ajouter quelque lumière à l’histoire de toute une époque ; car l’homme dont il s’agit, sorti des rangs inférieurs de la société, a traversé en quelque sorte toutes les conditions sociales. L’étonnante variété de ses aptitudes l’a mis en rapports avec les personnages et les événemens les plus divers, et lui a fait jouer tour à tour et parfois simultanément les rôles les plus différens. Horloger, musicien, chansonnier, dramaturge, auteur comique, compositeur de libretti, publiciste, homme de plaisir, homme de cour, homme de spéculations, financier, manufacturier, éditeur, armateur, fournisseur, agent secret, négociateur, tribun par occasion, homme de paix par goût, et cependant plaideur éternel, faisant comme Figaro tous les métiers, Beaumarchais a mis la main dans presque tous les événemens grands ou petits qui ont précédé la révolution.

Presque au même instant on le voit, condamné au blâme (dégradation civique) par le parlement Maupeou, décider le renversement de la magistrature qui l’a condamné, faire jouer le Barbier de Séville, correspondre secrètement de Londres avec Louis XVI, et, non encore réhabilité de la sentence judiciaire qui pèse sur lui, dénué de crédit, ayant tous ses biens saisis, obtenir du roi lui-même un million avec lequel il commence et entraîne l’intervention de la France dans la querelle des États-Unis et de l’Angleterre. Un peu plus loin, toujours composant des chansons, des comédies, des opéras, et toujours avec deux ou trois procès sur le corps, Beaumarchais fait le commerce dans les quatre parties du monde : il a quarante vaisseaux à lui sur les mers ; il fait combattre un navire de guerre à lui de 52 canons avec les vaisseaux de l’état à la bataille de la Grenade, il fait décorer ses officiers, discute avec le roi les frais de la guerre, et traite de puissance à puissance avec le congrès des États-Unis.

Assez fort pour tout cela, assez fort pour faire jouer Figaro malgré Louis XVI, et pour faire imprimer la première édition générale de Voltaire malgré le clergé et la magistrature, Beaumarchais n’a pas même assez de force pour se faire prendre au sérieux et se préserver, au milieu de sa plus grande splendeur, d’être arrêté un beau matin sans rime ni raison, et, à cinquante-trois ans, enfermé pendant quel-