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docteur me demande quittance. Je lui ris au nez et j’écris à l’ambassadeur une lettre polie, mais très propre à le faire rougir de lui-même. Deux heures après, la comtesse vient chez Mme de la C… Je n’y étais plus. — Grande explication. — Je ne mets plus le pied à l’hôtel de Russie pendant huit jours. Enfin la comtesse m’envoie le médecin pour me prier de l’aller voir et me faire reproche de mon absence. Je réponds que, malgré l’extrême privation que je ressentais de ne plus jouir de sa société, je ne croyais pas devoir me présenter dans une maison où j’avais si fort à me plaindre du maître.

« On va chez Mme de la C…, on négocie, on dit que le comte est honteux, confus. Je tiens bon sur l’étiquette, et enfin M. l’ambassadeur envoie chez moi le prince de Mezersky de sa part me prier de lui faire l’honneur d’aller le soir au concert et souper chez lui. L’après-midi, le comte passe à ma porte et me fait demander si je veux voir la pièce nouvelle dans sa loge, qu’il m’attend pour m’y mener. Je crus qu’il valait mieux qu’on nous vît faire l’entrevue chez lui, et je répondis que j’écrivais, mais que j’aurais l’honneur de me rendre à l’invitation du soir. J’arrive un peu tard exprès, afin que le concert fût commencé et que tout le monde fût assemblé. Je suis surpris de me voir, moi qu’on regardait avant comme de la maison et qu’on n’annonçait plus, précédé de deux pages qui ouvrent tous les battans, et je perce jusqu’au concert en cérémonie. La comtesse était au clavecin ; elle s’avance et me dit, en me présentant le comte, que des amis ne devaient pas se fâcher pour des malentendus, et qu’ils espéraient l’un et l’autre que je leur ferais l’honneur de rester des leurs, et tout de suite elle ajouta, pour sceller la réconciliation : « Monsieur de Beaumarchais, j’ai dessein de jouer le rôle d’Annette ; j’espère que vous accepterez celui de Lubin[1] ; l’envoyé de Suède fera le seigneur, le prince Mezersky le bailly, et nous sommes déjà à la répétition. » Quelque chose que je fisse, je ne pus éviter d’accepter cette offre obligeante, et sur-le-champ, passant au clavecin, tout l’orchestre part, et je chante les ariettes de Lubin. Chacun dit ce qu’il sait de son rôle, ensuite grande musique, grand souper. La bonne humeur renaît. Parole d’honneur, de part et d’autre, qu’on ne me parlera jamais de jouer, et que nous nous amuserons à des plaisirs plus vifs, mais qui ne tireront pas autant à conséquence. La comtesse, enchantée, me fait remettre par un page, au dessert, un billet contenant quatre vers à ma louange, de mauvaise versification, mais assez flatteurs, qu’elle avait faits le jour même. Les voici :

Ô toi à qui la nature a donné pour partage
Le talent de charmer avec l’esprit du sage,
Si Orphée, comme toi, eût eu des sons si flatteurs,
Pluton sans condition aurait fait son bonheur[2].

« Peste ! ce ne sont pas là des honneurs communs. J’ai répondu. La liaison est plus belle que jamais : le bal, le concert, plus de jeu, et j’ai de reste 14,500 livres. J’ai fait depuis des paroles françaises sur une nouvelle séguedille espagnole. Il y en a deux cents exemplaires ; on se l’arrache ; elle est gail-

  1. Dans le Devin du Village.
  2. Ne pas oublier que cette grande dame était russe.