Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/291

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’elles voulaient prendre des leçons de lui, et bientôt il devint l’organisateur et le principal virtuose d’un concert de famille que les princesses donnaient toutes les semaines, auquel assistaient d’ordinaire le roi, le dauphin, la reine Marie Leczinska, qui vivait encore à cette époque, et où n’était admis qu’un très petit nombre de personnes.

On se doute bien que dans ce cercle auguste, où non-seulement la dignité du rang suprême, mais encore la vertu la plus pure, étaient représentées par le dauphin, la reine et Mesdames, le jeune artiste laissait de côté ces airs évaporés et avantageux dont le portrait de Gudin nous le montre suffisamment pourvu. S’il était un peu fat, il était encore plus spirituel ; se plier aux circonstances, s’adapter au caractère de ceux à qui il voulait plaire, fut toujours un de ses talens. Sorti de sa boutique pour entrer tout à coup dans une sphère aussi élevée, il avait besoin de veiller sur lui-même, car sa position était difficile, étrange, et assez enviable pour faire naître ces jalousies sauvages qui ne se rencontrent guère que dans les cours ou dans les coulisses, deux sortes de théâtres qui ont le privilège d’exciter au plus haut degré les mauvaises passions du cœur humain. Il n’était ni maître de musique, ni domestique, ni grand seigneur, et il donnait sans appointemens des leçons à des princesses ; il composait ou achetait pour elles la musique qu’elles jouaient ; il était admis à faire preuve non-seulement de talent, mais d’esprit, dans des réunions intimes de la famille royale, où l’on ne cherchait qu’à se distraire des ennuis de l’étiquette et où un jeune roturier aimable pouvait éclipser l’homme le plus qualifié. Un jour, Louis XV, pressé de l’entendre jouer de la harpe et ne voulant déranger personne, lui avait passé son propre fauteuil et l’avait forcé de s’y asseoir malgré ses refus. Un autre jour, le dauphin, dont Beaumarchais connaissait l’austérité[1] et auquel il savait très habilement tenir un langage que les princes d’alors entendaient peu, avait dit de lui : « C’est le seul homme qui me parle avec vérité. » Il n’en fallait pas davantage pour soulever toutes les vanités en souffrance contre un homme ainsi posé, qu’on avait vu quelques années auparavant venir à la cour vendre des montres. Ajoutons que le jeune Beaumarchais, respectueux, souple, insinuant envers ceux de qui il pouvait attendre quelque bienveillance, n’était jamais en reste avec ses ennemis déclarés, qu’il savait opposer une spirituelle moquerie à des dédains qui n’étaient pas toujours spirituels, qu’orné de toutes les séductions de la jeunesse, de la figure, de l’intelligence et des talens, il rencontrait à Versailles même des dames que le préjugé aristocratique n’aveuglait point ; qu’on se souvienne enfin que la modestie n’était pas

  1. Il s’agit ici du fils de Louis XV, prince pieux, honnête homme, grave, studieux, qui ne ressemblait en rien à son père, et qui mourut à trente-six ans, en 1765.