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affection de poitrine déjà ancienne et mariée à un jeune homme de vingt-cinq ans dont elle était fort éprise, cette coïncidence n’avait en elle-même, physiologiquement parlant, rien d’extraordinaire ; aussi ne fut-elle d’abord remarquée de personne. Ce ne fut que plus tard, lorsque la destinée de Beaumarchais devint assez brillante pour exciter l’envie, que l’on fit circuler contre lui ces atroces rumeurs d’empoisonnement si communes au XVIIIe siècle[1] ; et lorsque, par une fatalité déplorable, après avoir perdu encore sa seconde femme, il se trouva engagé dans une lutte contre des adversaires qui ne respectaient rien, ces calomnies abominables prirent une telle consistance, qu’il eut la douleur d’être obligé de s’en défendre publiquement, d’en appeler au témoignage des quatre médecins qui avaient soigné la première de ses femmes, des cinq médecins qui avaient soigné la seconde, et de prouver que la mort de l’une et de l’autre, loin de l’enrichir, l’avait ruiné. Les documens inédits que j’ai interrogés sur ce point confirment pleinement cette assertion. Ainsi, pour ne parler ici que de sa première femme, Beaumarchais, dans ses mémoires contre Goëzman, s’exprime en ces termes : « Faute d’avoir fait insinuer mon contrat de mariage, la mort de ma première femme me laissa nu dans la rigueur du terme, accablé de dettes, avec des prétentions dont je n’ai voulu suivre aucune, pour éviter de plaider contre ses parens, de qui jusqu’alors je n’avais eu qu’à me louer. » Le fait de l’insinuation tardive du contrat de mariage est constaté sur la pièce même, que j’ai entre les mains, et il prouve que le jeune Beaumarchais se préparait si peu à la mort de sa femme, qu’il n’avait pas pris la peine de sauvegarder ses intérêts. D’autres pièces constatent également la remise des biens de sa femme en partie aux parens de son premier mari, en partie à ses parens à elle, lesquels, pendant les seize ans qui suivent sa mort, vivent en très bons termes avec Beaumarchais.

Ce n’est qu’en 1773, quand ce dernier, accablé d’ennemis et engagé dans d’autres procès ruineux, semble les inviter à la curée de sa réputation et de sa fortune, que l’un d’eux pousse les autres à rompre ce silence de seize ans et à se dire les créanciers de Beaumarchais, tandis qu’ils étaient en réalité ses débiteurs dans la liquidation du passif et de l’actif de la communauté avec la veuve Francquet, dont ils avaient touché la succession. Après une suite de procès qui dura plusieurs années, un jugement définitif les condamna comme débiteurs ; ils écrivirent alors à Beaumarchais des lettres suppliantes, et, bien qu’ils eussent contribué à noircir sa réputation, ce dernier, fidèle à son caractère oublieux et facile, leur fit remise de sa créance. Voilà

  1. Les plus grands personnages du XVIIIe siècle, notamment le duc de Choiseul, après la mort du dauphin, fils de Louis XV, ont été l’objet d’imputations aussi noires et aussi injustes.