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résolu de célébrer par une illumination sa rentrée au pouvoir ; quand on apprit que l’homme du peuple s’était transformé en pair d’Angleterre, la fête fut contremandée. Ses collègues furent stupéfaits et effrayés lorsqu’ils surent que leur chef abandonnait la chambre des communes. Dans sa famille, son second fils, William Pitt, celui qui devait être l’adversaire de la révolution française et de Napoléon, et qui n’avait alors que sept ans, signala l’erreur de son père avec un piquant mélange de naïveté enfantine et de précocité : « Je suis heureux, dit-il à son précepteur, de n’être pas l’aîné : je pourrai servir mon pays dans la chambre des communes comme papa. » Un des plus étranges accidens que l’on puisse rencontrer dans la vie d’un grand homme déroba bientôt à Pitt l’usage de ce pouvoir suprême auquel il avait aspiré avec tant d’orgueil, qu’il venait de saisir après tant d’efforts et qu’il s’était réservé avec des précautions si jalouses. Chatham était ministre depuis six mois et la session de 1767 commençait, lorsqu’une maladie inexplicable lui enleva l’exercice du pouvoir. L’on avait déjà remarqué depuis quelque temps dans la conduite de lord Chatham certaines allures qui frisaient l’extravagance. Sa fortune était médiocre ; il menait cependant un train de prince. Il ne voyageait qu’avec un cortège de domestiques. Il avait eu la fantaisie de planter des cèdres dans la propriété de Burton-Pynsent, qui lui avait été léguée récemment par un de ses admirateurs. Il fit venir les cèdres en poste de Londres et fit travailler aux plantations, même la nuit à la lueur des torches. Il avait loué aux environs de Londres une villa, où il s’était établi avec un luxe démesuré ; à chaque heure du jour un dîner y était préparé, afin qu’on pût lui servir à tout moment, suivant le caprice de son estomac, un repas à point. Il tomba tout-à-fait malade à Bath. Il partit pour Londres, mais fut forcé de s’arrêter quelques semaines dans une auberge de la route, dont il fit habiller les nombreux domestiques à sa livrée. Revenu à Londres, il s’enferma chez lui, ne voulut plus voir personne ni entendre parler d’aucune affaire. Cette maladie soudaine est encore aujourd’hui une énigme. De nombreux contemporains de Pitt et certains historiens ont cru qu’elle était supposée, que c’était un prétexte dont lord Chatham avait essayé de couvrir sa retraite devant les dégoûts et les difficultés du pouvoir. Il est plus probable que Chatham fut réellement en proie à une de ces crises d’abattement moral et de prostration physique auxquelles sont exposées par momens les natures nerveuses. Cet indéfinissable état de corps et d’ame dura dix-huit mois. Lord Chatham n’en fut guéri que par le retour de son ancienne maladie, la goutte. Pendant ces dix-huit mois, lord Chatham conserva le nom de premier ministre, mais il n’eut aucune communication avec ses collègues ni avec le roi sur les affaires publiques. Ses collègues, souvent embarrassés, essayèrent, dans les