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le nom de Pitt y eût été inscrit. Tout Londres sut que Pitt était resté plusieurs heures en audience particulière auprès du roi. Grenville ne fut averti de ce qui se passait que par la vue de la chaise, qu’il trouva à la porte du palais au moment où il y allait pour son travail quotidien. Il eut l’ennui et l’humiliation de faire antichambre, tandis que le roi était enfermé avec celui qu’il pouvait regarder comme son successeur. Pitt énuméra au roi ses exigences ; le roi eut l’air de l’encourager, répéta cependant qu’il fallait qu’il eût soin de son honneur, et le remit au lendemain. Dans la soirée, George III eut une entrevue secrète avec Grenville, et montra pour les conditions de Pitt une répugnance dans laquelle le ministre menacé le confirma de toutes ses forces. Pitt, loin de se douter qu’il était joué, avait fait venir à Londres les personnages importans du parti whig. Il se présenta le lendemain à l’audience royale avec la liste d’un ministère complet. Tous les grands whigs y figuraient, lord Temple, lord Hardwicke, lord Rockingham, le duc de Newcastle, le duc de Devonshire. Après avoir discuté quelque temps les noms qu’on lui proposait, George III coupa court à l’entretien en disant : « Eh bien ! monsieur Pitt, je vois que cela ne peut pas aller. Mon honneur est compromis, et il faut que je le maintienne. » Cette alerte ne produisit pas sur Grenville l’effet d’intimidation que lord Bute et le roi s’en étaient promis. Grenville, après l’avortement de Pitt, se crut l’homme nécessaire ; il se fortifia par l’alliance du duc de Bedford, auquel il donna la présidence du conseil, accabla le roi de sermons peu polis sur ses devoirs envers ses ministres, et lui arracha le désaveu nullement sincère, mais humiliant, de l’ascendant du favori écossais.

Ceci se passait dans l’été de 1763. George III fut découragé de son échec. Pendant près de deux années, il n’osa renouveler sa tentative. Dans ce temps-là, les incidens de l’affaire de Wilkes agitaient l’Angleterre, et les troubles d’Amérique commençaient ; ce ne furent point pourtant ces tristes complications qui ébranlèrent le ministère Grenville. Contre Wilkes et contre l’Amérique, Grenville eut pour lui le roi d’abord et avec le roi la majorité du parlement. Cependant, en 1765, George III ne put plus tenir contre les façons pédantesques du rogue ministre. À bout de patience, il supplia son oncle, le duc de Cumberland, qui se tenait à l’écart et patronait dans sa morose retraite les principes et les hommes de l’opposition, de venir à son secours. Le duc de Cumberland n’aimait point Pitt, mais il subissait la pression de l’opinion publique, qui appelait le grand commoner à la tête du gouvernement. Le vainqueur de Culloden se chargea donc de l’humble office de négociateur entre le roi et l’altier plébéien. Le but du duc de Cumberland était de rallier dans le ministère toutes les grandes influences whigs autour du génie de Pitt. Il s’en ouvrit aux chefs du parti, à lord