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LE GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF SOUS GEORGE III.

étaient en défiance les uns des autres. Ceux du duc de Devonshire et du marquis de Rockingham gardaient un souvenir amer des hauteurs de Pitt, qui avait commencé la débâcle du parti. Pitt était l’irréconciliable ennemi du duc de Newcastle, à la perfidie duquel il attribuait ses mésaventures. Il se mirait dans un isolement qui flattait son orgueil et dont les vapeurs de la popularité lui cachaient la faiblesse. Lord Temple et Pitt étaient brouillés à mort avec Grenville. Un incident récent avait signalé publiquement cette rupture. C’était à la chambre des communes. On discutait le budget. Il fallait faire face au passif laissé par les dépenses de la guerre. Pitt et l’opposition avaient combattu les moyens présentés par le ministère. Grenville prit la parole ; il essaya de rejeter sur Pitt, qui avait conduit la guerre, la responsabilité des embarras financiers : « Si l’honorable gentleman, dit-il d’un ton quinteux, a des objections aux taxes que nous proposons, il est tenu de nous indiquer où nous devons prendre l’argent qui nous est nécessaire. Qu’il dise où ; je le répète, qu’il dise où ! » De son banc, qui était en face de celui de l’orateur, Pitt, imitant le ton de Grenville, prononça le refrain d’une chanson populaire de l’époque : « Gentil berger, dis-moi où ! » Puis, se levant, il pulvérisa, au milieu des rires de l’auditoire, en quelques mots sarcastiques et dédaigneux l’apostrophe du ministre. Grenville, furieux, reprit la parole : « Si, dit-il, on peut traiter un gentleman avec ce mépris… » Il n’eut pas le temps de finir sa phrase ; Pitt avait quitté son banc et traversait la chambre pour sortir, comme c’était son habitude lorsqu’un orateur ne lui paraissait pas mériter son attention. Au mot mépris, il s’arrêta, se retourna vers son beau-frère écumant et lui fit un salut ironique. « Je n’ai jamais vu de regard ni de geste si méprisant, » racontait un témoin de la scène. Le surnom de gentil berger demeura incrusté sur le masque rébarbatif de Grenville, qui certes était bien le moins pastoral des hommes.

Au milieu d’adversaires ainsi divisés, il semblait que la politique personnelle de George III eût le champ libre. La guerre était terminée. Or la guerre est la porte par laquelle s’introduit le plus facilement ce grand trouble-fête que l’on nomme l’imprévu. Le gouvernement royal paraissait devoir se développer sans obstacle dans une ère de paix et de repos général. Les grands chefs whigs avaient le sentiment de leur faiblesse et voulaient attendre. « Il faut que nous tenions nos gens tranquilles pendant quelque temps, écrivait le duc de Devonshire au marquis de Rockingham. Il faut attendre les événemens et voir venir les ministres. S’ils proposent quelque chose de mauvais, combattons-les ; sinon, laissons-les à eux-mêmes. Par ce moyen, nous gagnerons du temps pour recueillir nos forces et voir sur qui nous pourrons compter. Si nous pouvons obtenir des chefs et un corps de troupes passable,