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CARACTÈRES ET RÉCITS.

se trouverait dans de plus épaisses ténèbres que celles qu’a chantées Byron. Et pourquoi lui donnerions-nous ce chagrin ? Ah ! s’il nous était possible d’acheter, en oubliant notre ami, une nouveauté, même une nouveauté fatale comme celle dont Eve a fait la conquête, ma foi, je dirais avec ivresse : Oublions-le, ce digne Oleski ! Oui, vous savez que je le dirais. Malheureusement la nouveauté n’a rien à démêler avec nous. Nous nous connaissons tellement que nous en avons eu pendant long-temps de l’humeur l’un contre l’autre. Si je pleurais, vous me diriez à quel procédé sont dues mes larmes, et je pourrais vous dire, moi, où vous ferez tel geste, où vous aurez tel sourire, où votre voix prendra telle inflexion. Tenez, je ne sais même pas depuis quelle époque je vous connais, tant notre connaissance est ancienne et profonde, et je finis par ce que je vous ai écrit déjà. » J’avais soulagé mon cœur et rendu toute ma pensée.

« Valérie était décidée à ne pas laisser échapper l’occasion de se retrouver pendant quelques heures en pleine coquetterie, et ma tirade fut perdue ; elle aurait pu ou rire ou se fâcher, ce qui peut-être bien, du reste, n’eût rien changé à la marche qu’au bout d’un certain temps devait suivre notre entretien. Elle ne se donna pas la peine de modifier son premier plan. Quand j’eus fini de parler, elle leva deux grands yeux tristes et distraits qu’elle avait tenu baissés pendant mon discours, me jeta un long regard, et me dit comme au sortir d’une rêverie où ma parole n’eût point pénétré :

« — En vérité, je vous demande pardon de ma maussaderie ; ne venez-vous pas de dire que nous nous connaissons depuis long-temps ? Oui, notre connaissance est ancienne, vous avez raison, et je devrais avoir un visage plus souriant pour fêter un ami. Que voulez-vous ? quand je tombe dans un de ces cruels accès d’humeur noire, je ne sais plus comment en sortir.

« — Allons, pensai-je, le rôle de confident et de consolateur m’est décidément imposé. Je ne me résignai pas sur-le-champ toutefois. Je songeai encore à une lutte ; mais je devais bientôt succomber.

« Le dîner fut court. Valérie appartenait à l’ancienne école des femmes qui ne mangent pas, c’est-à-dire qui mangent avec distraction et rapidité. Elle faisait disparaître ce qu’on lui servait par une véritable prestidigitation, et se trouvait ensuite devant vous, le regard éthéré, l’assiette vide, comme Ariel obligé d’assister au repas de Caliban. Ce n’est pas du reste assurément que je veuille blâmer sa méthode. J’aime encore mieux cette manière que le procédé plus moderne des femmes qui se livrent avec ostentation au gros appétit, sous prétexte de haine contre les héroïnes de roman. Le dîner fini, nous voici tous deux pour de longues heures dans un grand salon, seuls