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REVUE DES DEUX MONDES.

— Où cela ?

— Au grand poteau.

— Mène-moi : je veux le toucher.

Soize conduisit la vieille femme, qui, arrivée à la borne, étendit une main et sentit le câble.

— Tu es sûre que c’est bien ceci qui retient le bateau ? Demanda-t-elle.

— Sûre, mère.

— Il n’a pas d’autre amarre ?

— Non.

— Et si elle était déliée ?

— Il serait emporté dans le torrent de l’écluse.

L’aveugle laissa tomber son bâton, et ses deux mains osseuses saisirent le nœud qu’elles se mirent à défaire rapidement. L’enfant ne put retenir un léger cri.

— Paix, malheureuse ! dit la vieille femme d’une voix menaçante.

— Que faites-vous, mère ? balbutia la petite.

— J’achève l’ouvrage de Nan, répondit Katelle, qui dégageait la corde enroulée autour de la borne avec un rire silencieux ; les autres n’avaient fait qu’une brèche dans la haie d’épines, moi je l’abats tout entière ! Maintenant la lande va être libre ! — Regarde, regarde, la corde est détachée et glisse dans ma main.

— Seigneur ! le bateau s’en va ! dit Soize, qui fit un mouvement involontaire pour retenir l’amarre.

— Laisse, sur ta tête ! interrompit la vieille femme en la repoussant.

— Ah ! mère, il court à l’écluse !

— Et ceux qui sont dans la cabane ne s’aperçoivent de rien ?

— Non… Le voilà qui arrive à la chute d’eau !… Ah ! mère, c’est fini !

Katelle poussa un éclat de rire sauvage auquel répondirent deux cris ; mais les voix ne partaient point du bateau : c’étaient la fille de l’éclusier et Alann qui sortaient de la maison incendiée. L’aveugle, avertie par la direction des voix, se retourna saisie.

— Jésus ! s’écria-t-elle ; en voici qui n’étaient point dans la barque ! Qui sont-ils, Soize ? les vois-tu ?

— Je vois Nicole et le marinier, répondit l’enfant ; tous deux courent à l’écluse.

Elle ne put en dire davantage ; un long craquement se fit entendre et fut suivi d’un mugissement sourd : c’était le bateau qui, emporté par la violence du courant, venait de se heurter contre le massif destiné à soutenir les portes, et qui, entr’ouvert par le choc, livrait à l’eau ses flancs déchirés. Il demeura un instant suspendu au sommet de la cascade, puis, brusquement emporté, il alla s’abîmer dans les tourbillons d’écume pour ne laisser reparaître que des débris. Au milieu des bordages rompus et des madriers flottans, une forme humaine se