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REVUE DES DEUX MONDES.

— Me croit-on maintenant ? s’écria l’aveugle, dont les mains cherchaient sur les membres du jeune garçon les marques des coups reçus. N’avais-je pas dit que la hardiesse des gens de l’écluse grandirait de jour en jour, qu’après nous avoir arraché le pain d’entre les dents et nous avoir retenus en prison, ils feraient de nous leur bétail ? Voilà à cette heure qu’ils veulent goûter à notre sang et qu’ils commencent par les plus faibles ; bientôt ce sera le tour des autres.

— Taisez-vous, vieille mère, dit Guivarch brusquement ; les femmes n’ont point à parler pour le moment, et c’est l’affaire des hommes.

— Des hommes ! répéta l’aveugle en élevant la voix ; où y en a-t-il ? S’il y avait des hommes ici, pensez-vous donc que l’enfant eût été flagellé comme le Dieu de Nazareth ? Non, non, pauvre innocent ! ajouta-t-elle, — et elle passa une main sur les cheveux de Laouik ; — si ton corps souffre et saigne, c’est qu’il n’y a plus ici pour te défendre qu’un courage sans yeux. Ceux qui voient et qui sont forts tremblent dans leur peau comme le peuplier noir sous le vent.

— Par ma vie, la mère a menti ! s’écria Guy-d’hu en faisant plier sur sa jambe un bâton de houx à tête noueuse ; Hoarne ne me fait pas plus de peur que les petits oiseaux qui voltigent là-bas sur les buissons.

— N’aie point de souci, ajouta Konan, qui avait posé la main sur la batterie de son fusil ; pour cette fois, il faudra qu’il nous rende compte de ce qu’a souffert l’enfant.

Katelle frappa la terre du talon.

— À la bonne heure ! s’écria-t-elle ; ferme, mes gars ! montrez enfin que vous avez du sang autour du cœur ! Savez-vous, pauvres gens ? il faut en finir avec l’écluse et les renards qui se sont terrés là dans notre domaine. Si vous êtes vraiment des hommes, tout sera fait cette nuit, et nous resterons maîtres du pays comme par le passé.

Ici elle fut brusquement interrompue par un geste de Laouik, qui lui imposait silence. L’enfant venait de monter sur le tertre auquel il s’était d’abord appuyé, et avait aperçu les gluaux dispersés dans les buissons du plateau supérieur. Il les montra à son père et à Guy-d’hu. Ce dernier, qui s’était levé, distingua de plus la cage à demi cachée sous la verdure.

— Dieu nous sauve ! il y a là quelqu’un à la pipée ! s’écria-t-il.

— Ce ne peut être que le bossu de l’écluse, continua Guivarch.

— Il nous aura entendus, acheva la grand’-mère.

Le père et le fils se jetèrent un regard et parurent un moment indécis.

— C’est ce que nous allons savoir, dit enfin Konan ; prenez à droite, Guy-d’hu, tandis que je vais monter par la gauche.

Tous deux prirent les directions indiquées, mais avec la lenteur réfléchie que le paysan breton conserve dans le péril et jusque dans la