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tôme s’évanouit, et nous découvre l’homme réel avec les infirmités d’ame et de corps dont l’a affligé le temps. Entraîné par cette vérité qui sort de la cave bien plus souvent que des puits, je dis brusquement à Ladislas je ne sais quoi de très tendre pour lui, mais d’assez dur pour ses amours. Sur-le-champ son front pâlit, ses yeux prirent une expression sombre, et j’eus de nouveau devant moi Ladislas l’amoureux, le fatal Ladislas, le Ladislas que l’on nous a pris et que l’on nous a changé.

« Je la vis enfin, la femme aux funestes sortilèges. Valérie n’a point vieilli. Son visage n’a pas pris une ride, sa taille a toute son élégance, et cependant, est-ce un jeu bizarre de mon esprit ? je n’ai plus retrouvé la marquise d’Éponne telle que j’étais habitué à la rencontrer chaque soir autrefois. Il m’a semblé qu’il s’était fait en elle une mystérieuse altération. D’abord sa toilette m’a paru beaucoup trop recherchée pour une réunion de trois personnes au fond d’une villa de la Suisse. Il y avait dans sa chevelure une rose, et autour de ses épaules des dentelles qui m’ont semblé d’un caractère fâcheusement andaloux. En cherchant à débrouiller mes impressions, je me suis aperçu que je lui trouvais quelque chose de l’actrice. Quand on s’éloigne du monde, on tourne à une simplicité primitive ou à une affectation théâtrale. Je vis sur-le-champ que la solitude avait produit les effets les plus opposés sur le héros et sur l’héroïne du roman ouvert devant moi.

« C’est un quart d’heure seulement avant le dîner que Valérie est descendue au salon. Notre abord a été tout simplement des plus gênés. Elle avait l’air d’un banquier que l’on revoit après une faillite. Comme en définitive elle ne m’a rien emporté, pas même une distraction, car ni son esprit ni sa beauté ne m’ont jamais été sympathiques, j’aurais voulu pouvoir lui dire : — Mais je ne vous en veux pas, je ne vous en ai pas voulu un instant ; ce n’est pas à moi que vous avez fait banqueroute. — Malheureusement j’ai été obligé de le prendre d’abord sur un ton fort cérémonieux. Elle m’a interrogé sur mon voyage. Je n’appartiens pas aux deux seules classes de voyageurs que j’aie encore rencontrées ; je ne recueille ni les aventures de mes malles ni les impressions de mon cœur. Je n’avais donc à lui faire qu’une réponse fort concise. Je ne voulais point parler de Paris, puisque c’était là le douloureux souvenir qu’il fallait avant tout conjurer sur les bords du lac de Genève. Nous étions pris par un de ces silences qui sont froids à vous enrhumer, quand nous nous sommes mis à table.

« le dîner a été moins lugubre que je ne le redoutais. Par une heureuse inspiration, j’avais mis dans ma voiture, au nombre des romans destinés à charmer mon voyage, Delphine et Corinne ; j’ai fait une tirade sur Mme de Staël, et Valérie s’est un peu animée. Mme de Staël est