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SCÈNES ET MŒURS DES RIVES ET DES CÔTES.

laissait point de rancune dans cette ame sereine et sans fiel ; pour elle, souffrir était plus aisé que haïr. Aussi le châtiment trop mérité subi par le gars de la lande brûlée lui avait-il causé une tristesse mêlée de remords. En le revoyant au coin de la bruyère immobile et la tête sur ses genoux, elle se sentit subitement prise de pitié. Après tout, l’enfant n’était responsable ni des coupables exemples ni des dangereux conseils qui l’avaient entraîné ; nourri dans le ressentiment et la misère, il avait pu ne voir dans le mal fait à l’éclusier que de justes représailles. Depuis qu’il était sur terre, tout l’avait envenimé et corrompu : sa malignité ne prouvait que son malheur. — Nicole fut si vivement saisie de cette idée, que, dans sa subite pitié, elle laissa sur le banc de pierre la jatte de lait encore couverte d’écume et s’avança vers l’enfant.

Au bruit des pas, celui-ci tressaillit et se releva pour fuir ; mais, lorsqu’il eut reconnu la jeune paysanne, il se rassit, la tête dans ses mains. Cependant son mouvement avait permis à Nicole d’apercevoir les légères traces de sang qui marbraient son visage pâle. Elle s’arrêta avec une exclamation.

— Jésus ! vous avez mal, Laouik ? demanda-t-elle d’une voix troublée.

Le jeune gars lui jeta un regard de colère méprisante, haussa les épaules et ne répondit que par un ricanement convulsif.

— Mon père était en grand dépit, et sa main aura frappé trop durement, reprit la paysanne ; mais aussi pourquoi vouloir du mal à qui ne vous a rien fait ? Ne voilà-t-il pas assez de jours et de mois que vous cherchez notre perte ? N’avez-vous donc jamais entendu la parole de Dieu qui dit d’aimer ses frères, et ne sommes-nous pas des chrétiens baptisés comme vous ?

Le jeune garçon sourit amèrement. — Oui, oui, dit-il, baptisés avec les larmes de faim des Guivarch !

— Seigneur du ciel ! est-ce vrai qu’on manque de pain à la lande brûlée ? reprit vivement Nicole. Ah ! pauvres gens, je voudrais que la miche fût assez grande ici pour vous laisser tous y mettre le couteau ; mais, bien qu’elle soit à la mesure de notre appétit, je n’ai jamais refusé le pain à celui qui me le demandait avec le signe de la croix et la main sur la bouche. Au lieu de rôder autour de la maison de l’écluse comme le loup autour de la crèche, que ne venez-vous chaque mercredi chercher votre part de la semaine ?

— Les Guivarch ne mendient pas aux portes comme les roitelets, répliqua Laouik avec une rudesse hautaine ; ils aiment mieux prendre comme l’oiseau chasseur.

— Et vous ne savez pas que Dieu l’a défendu, pauvre créature ? reprit doucement la jeune fille. Les prêtres vous l’auraient appris, si vous aviez passé le seuil de l’église ; mais on vous a laissé grandir sur la