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peste et qu’elle me demandât sa route, selon l’habitude, je crois bien que je lui montrerais le sentier qui conduit chez les Guivarch.

— Ne prononcez pas ce nom-là, ou quelqu’un d’eux va venir, interrompit Nicole en regardant autour d’elle ; j’ai idée que Dieu les a mis sur la lande brûlée en punition de nos péchés. Parce que ceux qui ont creusé le canal les ont chassés du terrain qu’occupe maintenant l’écluse, où ils avaient bâti une cabane sans droit, ils nous font la guerre comme à des ennemis : aussi vous ne me croirez pas peut-être, vieux Perr ; mais, quand je pense à eux, il me passe un froid dans les cheveux, et je me dis toujours qu’ils nous apporteront le malheur.

Baliboulik essaya de la rassurer, mais si faiblement qu’il était aisé de deviner ses propres craintes. À vrai dire, de plus fermes courages auraient été ébranlés par les attaques incessantes et toujours plus hardies des Guivarch. Chassés, comme l’avait dit Nicole, d’un terrain usurpé par eux sur les biens communaux, ils s’étaient réfugiés à quelques portées de fusil du canal et avaient construit une nouvelle hutte dans un des plis qui sillonnaient le plateau stérile. Avant la construction de l’écluse, ils vivaient du coin de terre cultivé au bord de la rivière, de la pêche, du braconnage et des déprédations nocturnes dans la vallée ; privés tout à coup de la plupart de ces ressources, ils s’en prirent à l’éclusier, dont ils ravagèrent le jardin, tuèrent le porc et pillèrent la basse-cour. Hoarne porta plainte, et des gendarmes furent envoyés à la lande brûlée. Ils s’emparèrent de Guivarch et de son fils aîné, qui subirent un jugement suivi d’une captivité de plusieurs mois ; mais, lorsqu’ils sortirent de prison, l’éclusier s’aperçut que le châtiment infligé les avait aigris plutôt qu’effrayés.

Ceux qui ont vécu dans la solitude, assez loin de l’action des lois pour ne la sentir qu’affaiblie et impuissante, savent jusqu’à quel point l’isolement peut nous placer dans la dépendance d’un seul homme audacieux. Maître à chaque instant de notre bien et de notre vie, il lasse les plus vaillantes patiences et les force à capituler. Gravelot en fit l’expérience. La présence des Guivarch devint pour lui une incessante oppression. Chaque jour quelque nouvelle atteinte à son repos ou à sa propriété lui rappelait ce dangereux voisinage. Sans cesse frappé, il se sentait sans cesse sous la menace d’un nouveau coup. La famille de la lande brûlée l’avait enfermé dans un cercle de vexations et de rapines d’où il ne pouvait sortir. S’il apercevait de loin sur la bruyère Konan Guivarch, son long fusil à un coup sur l’épaule, ou son fils Guyd’hu armé du court bâton à tête, il était forcé de prendre une autre direction pour éviter les querelles ; s’il rencontrait la vieille grand’mère aveugle conduite par la petite Soize ou par son frère Laouik, il détournait la tête afin de ne pas voir le regard railleur et de ne pas entendre l’insulte qui l’accueillait au passage. Ainsi condamné à une perpétuelle