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SCÈNES ET MŒURS DES RIVES ET DES CÔTES.

fille de l’éclusier. Celle-ci venait de terminer la page de l’abécédaire dans lequel Baliboulik la faisait lire ; elle leva vers son maître un regard riant qui semblait solliciter une approbation : le petit bossu ne la fit pas attendre.

— Que Dieu nous soit miséricordieux ! dit-il en plaçant entre les feuilles du livre le pince-nez qui lui servait de lunettes ; pour sûr, vous lirez cette année aussi couramment que le chantre de Gourin.

— C’est à savoir, répliqua la jeune paysanne ; nous sommes à la fin du mois de mars, voilà le coucou qui va bientôt chanter, et vous quitterez l’écluse pour rechercher vos écoliers.

— N’importe, n’importe, reprit le bossu ; à cette heure, vous pourrez continuer toute seule. Je vous laisserai mon Livre de grande lecture.

— Jésus ! et comment ferez-vous votre école ?

— N’ayez pas de souci : la plupart de mes écoliers ne distinguent pas leur main droite de leur main gauche ; la Croix de Dieu leur suffira de reste jusqu’au retour des chandelles de glace.

— Et alors vous viendrez savoir si j’ai mis les longs soleils à profit ? Baliboulik haussa les épaules.

— Ne faut-il pas bien que le rouge-gorge cherche son nid d’hiver sous un chaume baptisé ? répliqua-t-il doucement. Par mon salut ! si je ne venais pas chez le cousin Gravelot, il ne me resterait pour abriter mon vieux bonnet que les granges ouvertes et les pierrières abandonnées ; mais, grâce à Dieu, il y a toujours ici pour moi une écuelle et un escabeau. La maison de l’écluse a beau être petite, elle justifie le proverbe que « là où le maître du logis a le cœur grand, le foyer n’est jamais trop étroit. »

— La paix, la paix, vieux maître ! dit Nicole en souriant ; vous savez bien que votre compagnie, pendant les journées de huit heures, nous est un plaisir et un soulagement. Les plus gais s’attristent à la longue de ne voir aucune créature parlante, et c’est un miracle s’il passe ici un chrétien chaque jour de grand’messe. La maison de l’écluse n’a pour voisins que les oiseaux du marais et les gibiers de la bruyère.

— Vous oubliez les gens de la lande brûlée, dit le bossu en baissant la voix.

Nicole fit un soubresaut.

— Ah ! vierge Marie ! les auriez-vous vus ce matin ? demanda-t-elle précipitamment.

— Pas encore, répliqua Baliboulik ; seulement il faut les attendre à chaque minute, comme la maladie. Dieu me pardonne de leur vouloir du pire, Colah[1] ! mais leur voisinage est une trop dure épreuve, et, si je rencontrais jamais au carrefour la femme jaune qui souffle la

  1. Diminutif breton du nom de Nicole.