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et invoque Dieu. Les deux femmes s’échappent, et Legree fait tomber sa colère sur Tom : « Que sont devenues les deux femmes ? Tu le sais, parle ! — Je le sais, répond Tom, mais je ne puis parler. » À ses coups, à ses menaces, Tom ne répond que par un obstiné silence. Il tombe martyr du secret des deux pauvres filles, et saignant, blessé à mort, il a encore cependant, avant de mourir, la consolation de voir George Shelby, le fils de son ancien maître, qui revient justement pour le racheter ; mais il est trop tard : Tom ne reverra jamais sa cabine, et il va trouver l’éternelle Jérusalem dont il a vu si souvent le nom dans sa Bible et dans ses cantiques. « Scélérat, dit George Shelby, je porterai l’affaire devant la cour, » et il frappe Legree au visage. Legree dévore prudemment l’affront, et se contente de dire : « Avez-vous des témoins et des preuves ? Allez donc ! » Ces paroles terminent le dernier épisode de cette triste histoire, où les seuls mots qui reviennent sont ceux-ci : sang, larmes, mort, injustice. M. Legree est évidemment une exception parmi les planteurs du sud, et c’est pourquoi nous avons passé plus vite sur cet épisode que sur les précédens ; mais il suffit d’une de ces exceptions pour condamner une institution et étendre la responsabilité de l’injustice commise à tous les partisans de cette institution, quelque démens, bons et humains qu’ils soient.

Tel est en substance ce livre, qui échappe en quelque sorte à l’analyse, car c’est par les détails minutieux, les mots amers, les insultes gratuites, aussi vite oubliées que prononcées, les incidens légers et à peine indiqués, que l’auteur a fait surtout ressortir ce qu’il y a de douloureux dans la condition des noirs. Ce qui, dans un autre livre, serait un hors-d’œuvre, un épisode, est ici le fait principal. Laissant donc de côté l’intérêt du roman, cherchons quelle en est la moralité. Cette moralité, très républicaine, est celle-ci : la vie de chacun étant composée d’un certain mélange d’intérêts matériels et de sentimens désintéressés qui luttent ensemble, il est impossible de confier à aucun homme le soin de son semblable. Tout homme, aussi moral, aussi indulgent et aimant qu’il soit, ne peut avoir le droit de commettre l’injustice, même alors qu’il consent à laisser dormir ce droit. Tom a eu trois maîtres, M. Shelby, M. Saint-Clare, M. Legree ; le dernier seul est criminel, mais les deux autres ne sont-ils pas coupables ? M. Shelby représente, comme nous l’avons dit, l’injustice involontaire ; ses intérêts le mettent un jour dans la nécessité de commettre un acte qui répugne à ses sentimens, les lois le laissent libre de le commettre : il le commet, bien qu’à contre-cœur. Il promettra à Tom de le racheter plus tard, mais l’avenir n’amène aucun changement dans ses affaires ; l’acte injuste reste donc sans réparation. Augustin Saint-Clare a promis la liberté à Tom, il est en son pouvoir de la lui donner immédiatement : il remet au lendemain ; le lendemain arrivent les contrariétés,