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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

domestique la règle que voici : exténuer les esclaves et les faire travailler au-delà de leurs forces, qu’ils soient forts ou faibles, sains ou malades ; car il coûte moins cher d’en remplacer un lorsqu’il meurt, que de l’épargner et de le faire travailler modérément lorsqu’il est bien portant.

C’est entre les mains d’un tel monstre que le pauvre Tom est tombé. Ici commence une histoire horrible, qui peut se résumer ainsi : des coups de fouet, des coups de fouet, et encore des coups de fouet ! Pauvre Tom ! qu’il ne s’avise pas de chanter ses hymnes méthodistes, chaque hymne lui vaudrait une grêle de coups. « C’est moi qui suis votre église, entendez-vous ? » lui dit son maître en lui prenant son livre de cantiques. Rêvez de tortures et de prisons, rappelez-vous votre idéal de brigand, lorsque dans l’enfance naïve vous ne trouviez rien à imaginer d’assez horrible pour reproduire le type de la méchanceté tel que vous le conceviez, et vous aurez une idée de Legree. Dans une maison ornée avec une férocité particulière de selles, de fouets, d’instrumens de supplice, toujours garnie de chiens énormes prêts à partir pour la chasse aux nègres, vit le planteur avec deux esclaves qu’il a rendus aussi féroces que lui, et qui n’ont pas de plus grands plaisirs que de torturer, dénoncer et frapper leurs semblables. Dans cette maison se rendent chaque soir les esclaves, apportant le panier qui contient leur récolte de coton de la journée ; le maître la pèse, et malheur à celui qui n’aurait pas récolté le poids voulu !

Tom tombe victime de son humanité et de sa fidélité. Une mulâtresse nommée Cassy, fille naturelle d’un riche planteur mort avant d’avoir pu la rendre libre, est tombée, de main en main, au pouvoir de l’infâme Legree, qui en a fait sa maîtresse. Fière et orgueilleuse comme une fille qui a du sang blanc dans les veines et qui a reçu une éducation dont le sort ne lui a pas permis de jouir, Cassy a conquis sur Legree un certain empire ; elle est parvenue à dompter et à endormir la bête, qui quelquefois pourtant se réveille et montre les dents. Un jour entre autres, elle a voulu prendre le parti d’une jeune femme de sa couleur qui résiste aux brutales attaques de Legree contre son honneur, et le planteur, furieux, ordonne à Tom de la fouetter. « Je ne le ferai pas, maître, répond l’esclave, j’aime mieux mourir que de commettre une injustice. » Et aussitôt ces paroles prononcées, Tom est fouetté avec rage par un des deux démons familiers de Legree, Zambo ; sa chair vole, son sang ruisselle : il n’est plus qu’une plaie. La pauvre Cassy, qui le soigne en secret pendant la nuit, le met peu à peu dans ses confidences. Enfin elle lui conseille de fuir, en lui apprenant qu’elle a trouvé un stratagème pour endormir Legree et pour se sauver, elle et la jeune mulâtresse, objet des convoitises bestiales de Legree. Tom refuse de partir, comme il a jadis refusé de s’échapper de la ferme de M. Shelby en apprenant qu’il allait être vendu. Il se résigne à mourir