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REVUE DES DEUX MONDES.

Dieu. C’est une scène touchante que la scène du lit de mort d’Éva. Elle ordonne à miss Ophélia de faire tomber sous les ciseaux sa belle chevelure, et en distribue les tresses à tous les esclaves de son père, après avoir arraché sans peine à ce dernier la promesse de leur rendre à tous la liberté : vœu suprême qui ne doit pas être exaucé, car Saint-Clare doit mourir lui-même quelques mois après sa fille sans avoir eu le temps de tenir sa parole. Ce caractère de miss Éva nous suggère une observation : c’est que le seul type poétique que l’Amérique ait créé ou plutôt soit en train de créer, c’est celui de l’enfant. Il est singulier d’observer le soin que mettent les Américains dans la création de l’enfant, qu’ils craignent de ne jamais faire assez aérien, assez intellectuel, assez simple et naïf. Cette opiniâtreté à mettre en scène des enfans et à leur faire jouer un grand rôle dans leurs romans et leurs livres se rattache à tout un courant d’opinions philosophiques qui est propre à l’Amérique et qui n’est qu’un avertissement donné à la virilité trop violente et à l’énergie trop sauvage des Américains. « Soyons simples comme des enfans, répètent aux citoyens de l’Union leurs philosophes et leurs poètes. Tâchons de redevenir naïfs, sinon nous ne valons pas mieux que le vieux monde, et nous passerons avec lui. »

Il est inutile de se demander si notre vieil ami Tom vit heureux au milieu de ces trois personnes ; confident et ami de la petite Éva, il passe avec elle les heures de loisir, écoutant les lectures qu’elle lui fait de la Bible, ou lui chantant ses hymnes méthodistes. Serviteur préféré de Saint-Clare, il pousse son honnête audace jusqu’à essayer de convertir à la religion son jeune maître sceptique ; mais les bons passent plus rapidement que les méchans, qui semblent participer davantage de la terre et recevoir ses préférences et ses faveurs. La petite Éva meurt, et quelque temps après son père meurt aussi, frappé d’un coup de couteau dans une de ces rixes que voient se reproduire si fréquemment les états du sud ; miss Ophélia fait déjà ses malles pour retourner dans le Vermont : voilà le pauvre Tom sans protecteur, lui et tous les autres esclaves, car mistress Saint-Clare ne brille pas précisément par la tendresse, et envoie sans sourciller ses noirs, hommes ou femmes, peu lui importe, avec un ordre écrit de sa belle main, au whipping establissement, un établissement où des misérables, pour quelque monnaie, épargnent aux planteurs la peine de faire fouetter eux-mêmes leurs esclaves. Bientôt après, mistress Saint-Clare prend la résolution de se débarrasser de tous les esclaves compris dans la succession de son mari ; Tom est du nombre. Il tombe en partage à un certain M. Legree, possesseur d’une plantation de coton près de la Rivière-Rouge, un homme à face bestiale, sans religion, sans mœurs, dépourvu de toute intelligence véritable de ses intérêts, et qui a pour principe d’économie