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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

bientôt changé cette nature prématurément pervertie. Il n’en est rien. L’enfant est tellement endurcie, qu’elle va elle-même au-devant des coups de fouet, et déclare avec persistance, chaque fois qu’elle est réprimandée ou même battue par la douce main de miss Ophélia, qu’il est dans sa nature de voler et de mentir. Elle n’a qu’une réponse invariable : « Je suis une si méchante créature ! » — Topsy, pourquoi avez-vous volé mes gants ? — Ah ! miss, je suis une si méchante créature ! — Topsy, pourquoi avez-vous déchiré mes bonnets pour en faire des chiffons pour votre poupée ? — Ah ! miss, parce que je suis une si méchante créature ! — Topsy, pourquoi avez-vous pris mon châle pour vous en faire un turban ? — Je suis une si méchante créature ! — Que faire ? Enfin un jour miss Ophélia l’abolitioniste déclare qu’il faut qu’on la débarrasse de cet enfant, et qu’elle perd ses peines avec elle. La petite Éva regarde Topsy avec tristesse et lui dit ces simples mots : « Topsy, pourquoi donc ne voulez-vous pas être bonne ? Si vous l’étiez, je vous aimerais. » Et l’enfant maudit fond en larmes. Ce trait fut toute une révélation pour miss Ophélia. Je n’aurais jamais pu dire cela, pensa-t-elle, et l’enfant a vu que je conservais des préjugés contre sa couleur. Topsy avait senti instinctivement qu’elle n’était pas aimée, et que ce n’était pas par charité, mais parce qu’elle pensait accomplir un devoir, que miss Ophélia prenait soin d’elle. Ce fait nous explique pourquoi les états du nord n’arrivent à aucun résultat avec leurs harangues passionnées sur l’esclavage, mais sans charité et sans amour. Ils n’ont pas la force que donne la tendresse, et ils n’arriveront à rien tant qu’ils n’auront pas un Wilberforce pour soutenir cette cause de l’abolition à la place d’un Garrison et d’un Seward.

Éva, la petite-fille de Saint-Clare, est une des plus heureuses créations du livre. C’est une enfant qui n’a rien de terrestre et qui est tout ame. Une intelligence et une force d’affection prématurées dévorent sa mince enveloppe corporelle ; il semble qu’on la voie passer, véritable figure de keepsake anglais, avec ses longs cheveux soyeux, ses grands yeux étincelans et doux, et sa chair transparente. Il n’est personne qui n’ait vu une gravure, d’après Lawrence, représentant le portrait du jeune Lamblon, et qui ne se rappelle cette figure pleine d’une tristesse intérieure indéfinissable. Cette figure d’enfant vous frappe comme un pressentiment incarné de douleurs futures ; telle est Éva dans le roman de mistress Stowe, un enfant prédestiné au martyre et à toutes les souffrances du cœur, si Dieu ne la rappelle à lui. Protectrice des noirs, elle aime naturellement et par puissance innée d’affection tous les malheureux et tous les affligés. Pas un jour ne se passe sans que ses douces mains ne pansent quelque blessure, ou que ses douces paroles ne répandent quelques consolations. Quand elle ne peut agir elle-même, elle intercède ; quand elle ne peut intercéder, elle invoque