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REVUE DES DEUX MONDES.

Adolphe, revêtu de ses habits, faire le dandy aux dépens de sa garde-robe, il se contente de tourner les talons et de hausser les épaules. Jamais ses esclaves n’ont reçu de lui un mauvais traitement, malgré les instances de mistress Saint-Clare, une femme sensible, mais à qui les coups de fouet administrés de temps à autre sur le dos des nègres ne déplairaient pas. Il ne croit pas un mot des doctrines relatives à l’équité de l’esclavage, et il ne croit pas davantage au sens commun des abolitionistes ; il sait que cette coutume cruelle a enfanté une telle complication d’injustices, qu’on ne peut espérer de guérir cette corruption. Sa doctrine est, comme on le voit, celle d’un parfait sceptique, il n’en sait pas davantage sur ce sujet, et cependant il trouve toujours moyen, par ses objections, d’embarrasser sa cousine Ophélia, abolitioniste comme une fille du nord, et comme ses concitoyens pleine de préjugés, sinon contre l’esclavage, du moins à l’endroit des noirs.

Miss Ophélia, la cousine de Saint-Clare, forme avec lui un parfait contraste. Née au sein de la Nouvelle-Angleterre, méthodiste rigide et ménagère scrupuleuse, la voyez-vous assise depuis le matin près de cette fenêtre, cousant avec diligence jusqu’au soir, et, lorsque le crépuscule est arrivé et que sa vue lui refuse le service, tirant un bas de sa poche et tricotant avec acharnement ? C’est une véritable anomalie que cette exacte et économe personne au milieu de la demeure somptueuse de Saint-Clare ; les tentures et les draperies, le velours et la soie sont un mauvais cadre pour elle. Lorsqu’elle est arrivée dans la maison et qu’elle a vu ce luxe, cet étalage et cet encombrement de meubles, de vases, de fleurs et de plantes rares, elle n’a fait qu’une seule réflexion : « Une belle demeure, mais qui a un aspect bien païen ! » Toute sa personne vous fait penser à des idées de ménage et d’ordre strict, aux cuisines nettes et blanches, aux foyers étroits et sévères, aux belles rangées de porcelaines et de théières méthodiquement placées à côté les unes des autres ; cette miss Ophélia, c’est un sujet de portrait pour Van Ostade. Miss Ophélia est, avons-nous dit, une abolitioniste, et pourtant, avec toutes ses idées religieuses et philanthropiques, elle n’est point capable de faire le moindre bien à un nègre et de changer sa nature morale. Quelques chapitres renferment un incident extrêmement curieux, et qui montre très bien, à notre avis, toute l’impuissance des déclamations du nord sur le sujet de l’esclavage. Un matin, Saint-Clare, qui est spirituel et parfois malin, entre dans la chambre d’Ophélia et lui présente une petite fille noire, mélange de guenon et d’écureuil, qui répond au nom de Topsy : « Voilà, cousine, une élève dont je vous prie de faire l’éducation ; essayez. » Tout le talent et toute la science de Topsy, élevée jusqu’alors à coups de fouet, consistent à grimacer, à voler et à mentir effrontément ; mais miss Ophélia, bonne, patiente et vigilante comme elle est, aura sans doute