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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

les fanges les plus épaisses, c’est sa fille et l’unique joie qu’il ait au monde. Des chagrins d’amour, un mariage malheureux avec une femme fantasque et d’une tyrannie sentimentale, tout cela a mis sur son visage cette expression de mépris qu’on peut y lire pendant qu’il cause avec Haley. Tom a plu à Éva, qui a demandé à son père d’acheter le vieil esclave, prière qui ne peut manquer d’être exaucée, car Tom, entre deux demandes, a sauvé les jours de la petite fille en train de se noyer. Tom devient la propriété d’Augustin Saint-Clare : heureux sera-t-il, s’il rencontre toujours de tels maîtres ! Ici nous ne pouvons suivre le récit de l’auteur américain dans tous ses méandres : nous devons nous borner à esquisser les caractères et à raconter les incidens qui ont rapport plus spécialement à la vie des noirs.

Saint-Clare est un de ces hommes bien élevés, élégans et sensibles, gentlemen par excellence, que Dieu a créés démocrates par la force de sympathie qu’il a mise dans leur cœur, et que la nature a créés aristocrates par la beauté physique et l’élégance des formes dont elle a revêtu leur ame. Ces hommes, extrêmement rares et qui offrent dans leur personne l’union charmante des deux grandes races humaines (car la seule division que l’on puisse établir entre les hommes est celle-ci : aristocrates et démocrates, et tous peuvent se ranger dans l’une de ces deux catégories), sont plus délicats que les autres ; il suffit de la plus légère piqûre, d’une gelée de printemps, que sais-je ? d’un incident indifférent ou de l’ombre d’une mauvaise pensée, pour dessécher toutes les fleurs de leur ame, pour introduire en eux le scepticisme, qui, comme un ver rongeur, n’y laisse rien d’intact. Les hommes de cette trempe ont tous je ne sais quoi qui les fait ressembler à des fleurs qu’a souillées quelque chenille, ou à quelque fruit savoureux piqué des vers. Il en a été ainsi de Saint-Clare. Élevé par une mère pieuse qu’il a perdue de bonne heure, le premier malheur qu’il a éprouvé, le premier mal que lui ont fait les hommes a suffi pour faire disparaître toute espérance ; depuis lors, une sorte de sourd désespoir le consume, et, s’il n’avait sa petite Éva, il ne saurait sur qui déverser les trésors de tendresse dont son ame est remplie, et qu’il n’a pu jamais répandre au dehors. Avec un tel caractère, il est inutile de demander si Saint-Clare est un tyran pour ses esclaves : il les garde parce qu’il lui faut des serviteurs, et qu’ayant contre lui des populations entières infectées de préjugés sur l’esclavage, il ne lui servirait à rien de les affranchir. Il sait que l’esclavage est un mal, mais il s’en console en songeant qu’il n’abuse pas de son pouvoir. Indolent comme un homme dont la vie est manquée et n’a plus de but, il n’a garde de se mettre en opposition avec ses concitoyens ; timide comme le sont les hommes de ce caractère, il n’a pas même le courage d’adresser une réprimande à ses nègres. Quand il voit son valet de chambre, le mulâtre