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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

mer, étant données la condition et la nature morale des nègres. Ainsi le servage, tel qu’il a existé au moyen-âge, tel qu’il existe en Russie, nous semble une chose jusqu’à un certain point légitime, justifiée par les circonstances, inévitable dans certaines conditions de la vie sociale, à certaines périodes de la vie des nations. Le servage est une véritable institution qui reconnaît des liens entre le serf et le seigneur, qui proclame des droits et des devoirs respectifs ; c’est plus même qu’une institution, c’est une méthode de gouvernement appuyée sur le principe de protection. En outre, le serf fait partie de l’état ; il est soldat dans les armées du baron ou du duc, la défense du territoire lui est confiée ; il a par conséquent une patrie ; il peut entrer dans l’église ; son mariage, une fois béni par le prêtre, est indissoluble. Rien de pareil n’existe pour l’esclavage. L’esclave, au sein d’un pays démocratique, n’a pas de droits politiques, pas de patrie, et s’il a un foyer, c’est un foyer d’occasion ; il ne se marie pas, il est marié par son maître, ou, pour mieux dire, accouplé à une femme de sa couleur pour la reproduction de l’espèce comme le bétail des fermes. S’il est vendu et séparé de sa femme, son nouveau maître l’accouple brutalement à une nouvelle épouse. Si l’esclave était une propriété, passe encore ; mais il est pis que cela, il est une marchandise. Entre l’esclave et le maître, il n’existe donc aucune espèce de relations autres que les coups de fouet. Le maître a tous les droits et n’a aucun devoir envers l’esclave ; l’esclave n’a ni droits, ni même de devoirs : c’est une mécanique humaine. L’esclavage donc, ne pouvant, en vertu de sa nature, se convertir en institution politique, est, par cela même, essentiellement condamnable.

La seconde raison qu’on peut donner contre l’esclavage, c’est qu’il est essentiellement anti-chrétien, — qu’il est une perpétuation dans les temps modernes, et surtout en Amérique, de l’esprit hébraïque, du mosaïsme, de l’ancienne loi ; c’est qu’il ne pèse pas également sur les hommes de diverses races, mais qu’il pèse uniquement sur une race d’hommes déterminée, en vertu d’une supériorité que nous nous attribuons nous-mêmes. Et cette race, nous ne songeons pas à la plaindre à cause de sa couleur, de son visage, de son nez épaté et de ses cheveux crépus. Nous supposons que les coups de fouet doivent être moins sensibles, parce qu’ils tombent sur une peau couleur d’ébène, et les mauvais traitemens nous semblent moins coupables, parce que l’être qui les endure nous paraît d’une conformation ridicule et prêtant à rire. Ah ! il y a une belle parole de Shakspeare : « Un insecte souffre autant quand on l’écrase qu’un géant quand il meurt. »

Je n’appuie pas sur ce sentiment anti-chrétien et judaïque, qui, se prévalant de la Bible, proclame l’esclavage une institution religieuse venue de Dieu, qui a condamné ainsi à jamais toute une race d’hommes. Je me demande seulement ce que doivent penser les nègres chrétiens