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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

l’oncle Tom), et nous fait assister au spectacle plein d’horreur, et d’une horreur très variée, de la vie des nègres dans les États du sud. L’auteur du livre est une femme, mistress Harriet Beecher Stowe. De tous les êtres en révolte contre l’injustice, les plus nombreux sont peut-être les femmes, grâce à leur susceptibilité nerveuse, à leur impressionnable imagination, grâce aussi à leur domination sans contrôle sur le monde et à l’espèce d’autorité que leur créent leur faiblesse et leur condition. Ce livre, tombant au milieu des passions et des opinions qui divisent l’Amérique en deux camps sur cette malheureuse question de l’esclavage, a fait le même effet que l’huile jetée sur un feu ardent, et a obtenu un succès sans égal jusqu’à présent aux États-Unis. Il a été vendu par centaines de mille, lu et acheté par tous les états ; il a rempli le nord de joie et irrité le sud ; rien ne manque à son succès, ni la vente rapide, ni, dit-on, les gros bénéfices pécuniaires, ni la multiplicité des éditions, ni les attaques. Tout récemment encore, le sud répondait par l’organe d’une certaine mistress Eastman dans un livre intitulé : Aunt Phillis’s Cabin, or Southern Life as it is (la Cabine de la tante Philis, ou la Vie du sud telle quelle est) ; mais la réponse, si nous en jugeons par les fragmens qui nous sont parvenus, sera loin d’obtenir le succès de l’attaque. Ici comme toujours la réponse à un fait cru, positif, matériel, est une apologie abstraite, une anecdote sentimentale, un tableau de bonheur idéal et impossible. Le succès de Uncle Tom s Cabin, commencé en Amérique, a été complété en Angleterre ; une demi-douzaine d’éditions (éditions somptueuses et illustrées pour l’aristocratie, éditions comfortables et bien cartonnées pour les classes moyennes, éditions à un shilling pour le peuple), ont été jetées coup sur coup dans la circulation. On estime à cent cinquante mille le nombre d’exemplaires qui ont été écoulés en Angleterre depuis le mois de juin. Un beau succès, n’est-il pas vrai ? et tel que n’en ont jamais obtenu des livres autrement remarquables, un Don Quichotte, un Hamlet, un Paradis perdu, par exemple. Est-ce que cette vogue immense, ce succès inouï pour un livre d’un talent ordinaire et d’une ligne moyenne, bien qu’intéressant, ne confirme pas pleinement ce que nous disions en commençant de la rapidité avec laquelle se propage la dénonciation de l’injustice ?

Nous n’avons nulle envie de nous en aller en guerre contre les institutions des états du sud aux États-Unis, ni de faire de la sentimentalité sur la condition des nègres. Tous ceux qui suivent attentivement le mouvement politique de l’Amérique du Nord savent les difficultés que soulève cette question de l’esclavage. Qu’il soit maintenu ou aboli, on n’aperçoit que déchirement, guerre civile et guerre servile, antagonisme de race et de couleur. Si l’esclavage est une fois aboli, que faire de ces trois millions de nègres et de mulâtres, et comment s’en