Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/145

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
139
L’ANTIQUITÉ ET LES PÈRES DE L’ÉGLISE.

d’éloquence et de fortune, brillait beaucoup plus tard Minutius Félix ; comme il allait atteindre à toutes les hauteurs de son art, il fut touché de la grâce et se fit chrétien ; mais loin d’accuser d’impiété et de cynisme les dieux qu’il abandonnait, il proclama, dans un livre intitulé Octave, que la grandeur de l’ancienne Rome venait justement de sa piété envers les dieux. « Elle avait eu ce génie et ce courage hospitaliers d’accorder un asile à tous les dieux répandus dans le monde ; elle avait attiré dans son Capitole intelligent la Cérès d’Eleusis, la Cybèle de Phrygie, l’Esculape d’Épidaure ; elle avait ramené Bélus de Babylone, Astarté de la Syrie, et de la Tauride Diane, et des Gaules Mercure. Ainsi, grâce à la piété des Romains, s’étendit et se propagea dans le monde entier la puissance romaine, et l’empire du peuple-roi domina le monde en récompense des vertus religieuses qu’il emportait dans toutes ses guerres. Ô Rome ! tu avais pour remparts le culte de tes dieux, la chasteté de tes vierges, le respect que tu portais à tes prêtres ! On la vit, assiégée et prise de toutes parts dans son dernier refuge, le Capitole, continuer ses sacrifices et ses prières à ces mêmes dieux qui semblaient déserter la cause romaine, et de ce poste sacré braver les Gaulois étonnés de tant d’audace ! Ainsi je l’avoue, et je le dis tout haut aux chrétiens qui m’entendent, c’est par sa fidélité aux croyances des autres nations autant qu’à ses propres croyances que Rome a mérité d’en être la maîtresse ! » Il va ainsi tant qu’il peut aller, et sans nul doute il y a autant de grandeur d’ame dans ce reste d’estime et de respect pour les croyances auxquelles il renonce, qu’il y avait tantôt d’ironie et d’esprit dans cette guerre que faisait Tatien aux adorations de sa jeunesse. Et voilà pourquoi nous devons, nous autres, notre sympathie et nos respects à ces anciens, qui, vaincus de toutes parts, sont restés debout au milieu de ces louanges et de ces injures également éloquentes.

À dire vrai, les lettres profanes ont été cruellement attaquées. Lisez, dans Grégoire de Tours, l’anathème lancé contre les philosophes et les poètes anciens qu’il appelle des scélérats ! Lisez l’imprécation de l’antique Sorbonne appelant le grec la langue même de l’hérésie ! Faites-vous raconter, après le règne païen de Léon X, les mépris de son successeur, Adrien VI, pour les poètes qu’il appelle des imbéciles, pour le Laocoon et l’Apollon du Belvédère qu’il appelle des faux dieux ! Peu s’en fallut que ce pape Adrien VI ne fît de tous ces marbres de la chaux vive pour la basilique de Saint-Pierre ! Et que dit-on encore ? On dit que la barbarie a commencé justement à l’éclipsé du génie antique ; on dit que cette ruine a commencé aux guerres de Bélisaire, aux massacres de Narsès, aux invasions de Totila ; on dit que cette nuit de l’intelligence fut remplie de meurtres, de sacrilèges, de blasphèmes, de bibliothèques brûlées, de musées dévastés, de bandits qui s’intitulaient le fléau de Dieu et des villes antiques. On dit même que Grégoire-le-Grand a