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toile autre ne résonnait plus ; mais le talent de l’artiste était dans sa toute-puissance. Quelles éblouissantes variations elle savait improviser sur les thèmes les plus connus ! Quel âge avait-elle alors ? je me le rappelle assez mal, et ne chercherai point à me le rappeler mieux. Les Arabes ont bien raison de proscrire l’odieux et triste calcul auquel nous nous livrons sur nos années. Je dirai seulement qu’elle était infiniment plus jeune qu’Oleski. Sa mère l’avait appelée Valérie par enthousiasme pour l’héroïne de Mme de Krüdner : c’est dire déjà quelle première direction elle avait reçue. Valérie donc était une de ces femmes dont la race ne disparaîtra que le jour où l’on brûlera le dernier roman, où l’on brisera le dernier piano, et où l’on renversera la dernière tasse de thé ; c’était une des plus gracieuses naturelles de ce pays en révolte contre la nature, où le mouvement, le bruit et la lumière se produisent dans toute leur vivacité à minuit, où rien n’est comme Dieu la fait, depuis l’air qu’altèrent les parfums et les fleurs qu’emprisonnent les vases jusqu’à la beauté que travestit la mode, et l’esprit que déforme l’afféterie. Je la vois encore telle qu’elle se montra un soir, au milieu de ce monde qu’elle allait quitter, la veille du jour où elle disparut avec Oleski : elle était un peu trop grande peut-être, mais elle avait une de ces tailles qui, souples et ondoyantes comme les écharpes, peuvent braver les règles ordinaires des proportions ; son pied était merveilleusement petit ; ses cheveux, quoique d’un noir irréprochable, ne nuisaient en rien au caractère rêveur répandu dans toute sa personne ; ses yeux, d’un bleu sombre, avaient le charme profond et l’attrait voilé d’une belle nuit. Elle était, ce soir-là, tout de blanc vêtue, comme la fiancée d’un opéra à l’acte de la folie. Elle eut un immense succès. De l’aveu de tous, jamais elle n’avait été si belle, jamais non plus elle n’avait semblé jouir autant de sa beauté. J’ai compris depuis ce qui se passait en elle : c’étaient des adieux qu’elle faisait à sa gloire sur son dernier champ de bataille. La figure d’Oleski était aussi pensive que celle de la marquise était enjouée : il y avait sur le visage de ce confiant amoureux le recueillement d’un homme qui se prépare à une immense félicité. Tandis que sa Valérie donnait au monde une passionnée et suprême étreinte, il appartenait, lui, déjà tout entier à l’immortelle région des grandes tendresses. Comment ces deux êtres, destinés à partir ensemble pour ce divin pays, s’étaient-ils rencontrés dans l’exil des salons, aimés dans la vallée de la galanterie ? C’est une histoire que je raconterai en peu de mots. Plus d’une mémoire assurément pourra compléter mes souvenirs.

Mme d’Eponne imagina d’aller passer un automne dans un château où s’était réunie toute une bande de chasseurs. Elle n’avait point d’habitude le goût des plaisirs bruyans ; l’espèce d’hommes qu’elle avait préférée jusqu’alors n’était point précisément celle qui brille dans les