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jamais assez d’amour et de passion pour les anciens ! Ils tiennent l’un à l’autre par une chaîne de fleurs. J’ai trouvé Varron dans les Académiques de Cicéron ; dans le livre des Devoirs, j’ai rencontré Ennius. La lecture des Tusculanes m’a fait aimer Térence. Par le traité de la Vieillesse, j’ai connu les Origines de Caton et l’Œconomique de Xénophon, comme je dois à saint Augustin l’idée heureuse de rechercher le livre de Sénèque sur les Superstitions ! » En ce temps-là certes, le danger était grand, à Rome et dans l’Italie entière, du retour de l’antiquité profane. Un pape avant Léon X, Nicolas V, trop oublié dans notre reconnaissance, appelait a lui tous les grands latinistes, le Pogge, George de Trébisonde, Léonard d’Arezzo, Laurent Valla, et il donnait le signal de toutes les renaissances. Tantôt il retrouvait un manuscrit de saint Basile et tantôt un livre de Xénophon ; aujourd’hui il mettait en lumière Lactance et saint Irénée, le lendemain Hérodote et Polybe. Le pape Nicolas V acheta quinze cents écus la traduction de Strabon ; il paya cinq cents ducats la traduction de Polybe, il offrit dix mille écus d’or pour la traduction d’Homère. — digne pontife ! il avait souvent à la bouche cette noble parole de son digne prédécesseur le pape Eugène IV : « Il faut honorer les gens de lettres et les aimer, et tant pis pour qui les outrage ! » Oui, si en effet notre humble siècle, à l’exemple du siècle de Léon X, eût tourné au paganisme par une admiration outrée pour l’œuvre des maîtres, s’il eût expliqué les mystères du christianisme dans la langue de Caton l’ancien, si même les bulles pontificales eussent affecté la forme païenne, et que l’excommunication eût été prononcée au nom des dieux immortels, on comprendrait parfaitement cette guerre soudaine déclarée à l’antiquité profane au nom de l’Évangile insulté ; mais aujourd’hui, en pleine ignorance de ces belles choses, quand c’est le chiffre qui domine les esprits et les âmes, au milieu de ces vapeurs, de ces feux, de ces gaz, de ces tonnerres obéissans, quand c’est à peine si quelques jeunes esprits choisis restent fidèles aux anciennes études, se mettre à déclamer avec cet acharnement insensé contre des études épuisées, inutiles, et peu s’en faut ridicules, tant cette nation les a complètement oubliées, voilà, j’imagine, une des aventures les plus étranges et les plus inattendues ! Et que nous sommes loin de Pascal expliquant qu’il s’est dégoûté des sciences exactes, parce que de son temps il ne trouvait personne avec qui en parler : « J’ai passé, dit-il, beaucoup de temps dans l’étude des sciences abstraites, mais le peu de gens avec qui on en peut communiquer m’en avait dégoûté ! » Aujourd’hui l’homme studieux qui sait par cœur Homère et Virgile pourrait dire à plus forte raison que Pascal autrefois : « J’ai passé ma vie entière à étudier l’Iliade ; mais, ô ma sainte Iliade, il n’y a pas un homme amoureux de tes chastes beautés qui les veuille oublier, parce qu’il sera seul à les aimer ! »

Ainsi le danger n’était pas grand que nous fussions absorbés par