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IXe, Xe et XIe siècles. Les faits cités par M. de Gingins prouvent jusqu’à l’évidence que ce qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui la légitimité n’était pas même soupçonné à cette époque : on regardait la naissance comme une recommandation, mais nullement comme un droit, et le droit ne se constituait que par le suffrage universel, ou du moins par la délégation de ceux qui en étaient considérés comme les représentans.

Comme l’Angleterre et comme la Suisse, l’Allemagne nous fournit aussi son contingent de publications françaises. Les Mémoires de Philippe de Vigneulles, publiés aux frais de la société de Stuttgart[1] par M. Henri Michelant, présentent le double attrait d’un récit historique très animé et très pittoresque et d’une autobiographie accentuée comme un roman. Ce que le journal de l’avocat Barbier est pour Paris au XVIIIe siècle, le journal de Philippe de Vigneulles l’est à la fin du XVe et au commencement du XVIe pour la ville de Metz.

Philippe, qui prit le nom de son pays, naquit à Vigneulles en 1473, et dans ses Mémoires il a soin de donner sa généalogie pour apprendre, dit-il, à ses lecteurs à n’être point tentés de prendre un plus grand état que celui où Dieu avait mis leurs ancêtres. Quant à lui, il fut d’abord très embarrassé de choisir, car les temps étaient durs pour la république messine; on se battait tous les jours, et il était fort difficile de pouvoir compter sur ce que l’on appellerait aujourd’hui une carrière régulière. Philippe se ressentit des circonstances, et sa première jeunesse fut un peu celle de Gil-Blas. Placé successivement chez un prêtre, chez un notaire et chez un maître d’école, il forma un beau jour le projet de courir le monde et de voyager pour apprendre, et à l’âge de treize ans il partit pour Rome. Ses faibles ressources furent bientôt épuisées, et, forcé de s’arrêter en Suisse, il se plaça à Genève, chez un chanoine de Saint-Pierre, qui, charmé de son intelligence, voulut lui faire apprendre le métier d’orfèvre. Fatigué bientôt de cette vie tranquille, il reprit sa course, et après bien des désappointemens il arriva enfin à Rome, où il se plaça en qualité de domestique chez le roi d’armes du duc de Calabre. Après un séjour de quatre ans en Italie et des vicissitudes diverses, on le retrouve à Metz apprenti drapier-chaussetier chez un gros marchand nommé Didier Baillet, qu’il accompagne à Anvers, à Francfort et dans toutes les villes où l’appellent les affaires de son commerce. Pendant ce temps, une épidémie violente avait éclaté à Metz; son père se réfugia à la campagne, et il vint l’y retrouver pour faire avec lui un pèlerinage qu’il avait promis d’accomplir pendant son séjour en Italie. On était alors en 1489; Philippe allait se mettre en route, lorsque, par une nuit sombre et froide d’hiver, il fut enlevé par des hommes d’armes, qui, sans s’inquiéter s’ils avaient affaire à un ami ou à un ennemi, le jetèrent en prison et l’y retinrent quatorze mois, jusqu’à ce qu’il eut payé une rançon de 500 florins d’or, somme considérable pour sa bourse. Les pages dans lesquelles Philippe décrit les ennuis et les souffrances de sa captivité sont jetées avec une verve, une vivacité de détails qu’on rencontre rarement dans les écrivains de cette époque, et elles peuvent passer à bon droit pour un des morceaux les plus pittoresques de notre vieille littérature.

  1. Stuttgart, 1852; un vol. in-8o.