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choses, il possède évidemment cet autre genre de capacité qui sert à concevoir les applications d’une idée. Avec quelque peu d’empire sur lui-même, il eût pu prendre rang parmi les penseurs qui, sans pouvoir trouver les conclusions pratiques qu’il faut aux hommes, travaillent à en préparer les élémens. Au lieu de se renfermer dans cette tâche, il a été comme une pierre projetée dans le vide par ses propres facultés. Sans connaître la nature humaine et sans douter de rien, il s’est fait fort de transformer le monde à vue, en dépit des hommes, des choses et de Dieu. Tout en étant presque seul de son opinion, et le sachant; tout en n’ayant point le droit de la croire réalisable, — il a dit lui-même que, pour s’établir, il faut que les pouvoirs aient avec eux les esprits, — il a débuté par pousser en tout cas à la désorganisation. Fasciné par son propre besoin d’accuser les institutions et les convictions reçues, il n’a pas songé à discuter ses propres conceptions, et il s’est laissé aller à des visions qu’il aurait été le premier à trouver impossibles, fort probablement, s’il eût employé son esprit critique à les examiner. En un mot, au lieu d’être un penseur, il a été un logicien pur, c’est-à-dire l’esclave de son propre esprit; car avoir en tête des notions qui veulent toutes leurs conséquences et rien que leurs conséquences, c’est avoir des idées incontinentes qui se conduisent comme les passions de la jeunesse, c’est raisonner sans avoir conscience de ce qu’est un raisonnement, du degré de confiance qu’il mérite et des chances de danger qu’il comporte; c’est avoir enfin des nerfs et pas de muscles, un esprit actif à qui il vient des inspirations, mais nulle puissance pour examiner, contrôler et diriger ce qui lui vient. Par là même, M. Proudhon nous semble comme une démonstration vivante contre ses propres espérances, car il est une preuve de plus, entre mille autres, que la France de notre temps n’a point le sentiment de son humanité, qu’elle ne sent pas comment le gouvernement par soi-même s’achète par l’empire sur soi-même, et qu’en parlant beaucoup de liberté, elle a fort peu la qualité qui rend la liberté réalisable.


J. MILSAND.