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fanatisme de nationalité dont furent saisis les Illyriens quand on menaça de leur enlever leur langue s’éleva-t-il à une étrange exaltation, La position géographique et intermédiaire du petit royaume de Croatie le destinait à devenir le foyer le plus ardent de cette guerre de langages qui, après 1848, a si tristement agité une partie de l’Europe. La diète croate elle-même se chargea d’organiser la résistance. Les gentilshommes se sentirent fiers de leur nom de Croates; ils revêtirent la surka, manteau rouge de leurs ancêtres, et se coiffèrent du bonnet rouge des Slaves, pour faire rivalité à l’attila et au costume asiatique des Magyars. On tira de la poussière l’antique écusson illyrique, l’étoile et le croissant, qu’on trouve déjà sur les monnaies de l’Illyrie frappées au temps de César-Auguste, et que portent également les vieilles monnaies hongroises appelées kunovina. Pour résister plus efficacement aux efforts des Magyars, les patriotes sentirent le besoin d’un journal politique qui pût devenir comme le drapeau de leur parti. Ils chargèrent un jeune homme, le docteur Liudevit Gaï, de le fonder et de l’organiser. Plein d’une ardente ambition, Gaï ne tarda pas à faire de la chose commune son affaire personnelle. Envoyé à Vienne auprès du prince de Metternich, il y manœuvra si bien que la chancellerie aulique lui décerna le privilège exclusif d’imprimer et de publier non-seulement le journal politique, but de sa mission, mais encore tous les ouvrages des patriotes anti-magyars de Croatie. Quoi qu’il en soit de ses intelligences plus ou moins intimes avec l’archichancelier d’alors, ce personnage encore énigmatique, dont les Iugo-Slaves disent à la fois tant de bien et tant de mal, publia d’abord en 1835 son Journal croate (Novine horvacke) et sa Revue croate (Danica horvacka), qu’il transforma dès le début de l’année suivante en Journal illyrien et Revue illyrienne, prétendant par là les envoyer à l’adresse de tous les Iugo-Slaves indistinctement. On pouvait pour le moins s’étonner que ces publications adressées aux Illyriens ne fussent pas écrites dans la langue des vrais Illyriens ou Slovènes de Carniole, Styrie et Carinthie, mais dans la langue serbe. En outre, cette dénomination antique et surannée d’Illurie semblait avoir pour but de rattacher plus intimement à l’Autriche ceux des Iugo-Slaves qui s’en écartaient le plus, en leur imposant le nom national porté par ceux de leurs frères les plus voisins de Vienne. Tout porte donc à faire considérer l’illyrisme de Liudevit Gaï comme le fruit d’une combinaison autrichienne, un des nombreux emprunts faits par le gouvernement de M. de Metternich aux plans de Napoléon sur cette partie du monde slave.

Gaï a du moins rendu à sa patrie un grand et immortel service en la dotant d’une orthographe unitaire, et en forçant pour ainsi dire les Croates à accepter le serbe pour leur langue officielle. Quand on se rappelle la prodigieuse anarchie de langage qui régnait à l’entrée de