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en silence, dans l’Abeille du Nord, une école moins hardie, plus respectueuse pour les traditions d’obéissance passive, mais aussi plus sûre de son avenir que l’école de Polevoï.

Dans l’ordre de la poésie, la première place appartient encore à Pouchkin. Maigre son scepticisme et le faux idéal qu’il emprunte à l’Occident, Pouchkin n’en a pas moins créé la véritable poésie lyrique nationale de la Russie actuelle. Quant au théâtre russe, jusqu’à l’avènement du tsar actuel, on pourrait presque dire qu’il n’existait pas : tout racinien ou plutôt tout voltairien sous Catherine II et sous Alexandre, il n’offrait guère qu’une reproduction slave des tragédies et des comédies françaises, dont les héros, en devenant des tsars et des bojars moscovites, ne faisaient que changer de nom. Vers la fin du XVIIIe siècle, la Russie avait eu pourtant déjà dans le prince Chakhovski un poète comique de premier ordre, mais chez qui domine encore beaucoup trop l’élément cosmopolite. Enfin s’était révélée une comédie vraiment russe dans les Inconvéniens de l’esprit (Gore ot uma), par Griboïedof; mais elle était restée enfouie au milieu de l’océan des imitations françaises. Le véritable fondateur du drame russe national est Nicolas Gogol[1]. Comme poète slave, Gogol prend place immédiatement auprès de Derjavin. Le premier il a ouvert à la littérature dramatique de son pays l’ère de la nationalité et de l’existence propre et individuelle. Dans son Revizor, tableau trop fidèle des concussions et des brigandages de tout genre des fonctionnaires publics, Gogol éveille jusqu’au fond d’elle-même la conscience moscovite. Son admirable roman de mœurs contemporaines, intitulé les Ames mortes, est une satire d’une profondeur et d’une ironie effrayantes. Gogol a, pour nous autres Occidentaux, l’inconvénient d’être Russe, par conséquent bouffon et sarcastique jusque dans la moelle des os. Là où nous frissonnons d’horreur, il se contente de rire avec un flegme qui nous semble infernal : la verve incisive d’Aristophane est de l’innocence, comparée à la sienne; les tartufes et les coquins de Molière sont des enfans, comparés à ceux de Gogol; mais cet orgueilleux Titan méprise trop les hommes, il ne prend pas assez l’art au sérieux : pour le sentiment du beau idéal, il est bien loin de Pouchkin. Son comique est trop chargé; sa morale est impitoyable. Il flagelle les moindres ridicules de la vie humaine, comme si lui-même leur était complètement inaccessible. Aussi ne daigne-t-il pas recourir aux larmes de la tragédie; il laisse à d’autres cet élément de l’effet dramatique, capital ailleurs, mais en Russie secondaire.

L’émule de Gogol sur la scène russe est Kukolnik, génie bien plus sympathique et dont les tragédies, presque toutes nationales, sont d’une

  1. Voyez sur Gogol une étude de M. P. Mérimée, livraison du 15 novembre 1851.