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slave, une plus grande place en Europe qu’au temps même de son indépendance.

Nous venons d’esquisser les traits principaux du réveil des lettres en Pologne depuis cinquante ans. Pour la littérature russe, nous n’avons pas une pareille renaissance à constater. Elle s’est développée trop tard pour avoir déjà connu la décadence. Sortie de la ruine des trois autres littératures slaves, comptant à peine un siècle d’existence, elle n’a pu encore éprouver aucune des vicissitudes, aucune des catastrophes qui ont déjà à plusieurs reprises cruellement frappé ses sœurs. Dans toute la sève de son printemps, la littérature russe n’a point cessé de marcher en avant; mais ses progrès, assurément très grands, émanent beaucoup moins de sa vie intérieure ou de sa conscience propre et individuelle que de l’influence permanente des autres littératures européennes. Depuis cinquante ans, le reste de l’Europe n’a pas traversé une seule phase de la vie intellectuelle dont on ne retrouve le fidèle reflet en Russie. La lutte entre les romantiques et les classiques français, sous la restauration, se reproduisit avec un acharnement incroyable sur les bords de la Neva. Puis, quand le roman bourgeois et industriel eut chez nous détrôné les poètes, il supplanta également la poésie à Pétersbourg et à Moscou. Cette situation dure encore.

Tous nos romanciers en vogue ont été traduits et dévorés en Russie, où ils ont fait naître des milliers d’imitateurs, dont le plus célèbre et le meilleur sous tous les rapports est Bulgarin. Des esprits originaux et indépendans se trouvent sans doute mêlés à cette foule de plagiaires. Parmi les romanciers vraiment russes par leur génie se distinguent Lermontof, qui excelle dans les romans de la vie militaire; Marlinski, connu pour ses romans de marine, dont le plus renommé est la Frégate Nadïejda; Pospielov, dont on a de nombreux romans d’histoire nationale; Machkof, qui a publié ses Mystères de la Vie; le comte Solohoupe, auteur du Tarantasse[1]. Au nombre des romans comiques les plus populaires de nos jours, il faut placer les récits de bivouac intitulés la Vie sans chagrin ni souci, par Chtchiri.

La critique littéraire, dans le sens vraiment esthétique de ce mot, est en Russie une conquête récente. Elle est due à Polevoï, génie universel et vraiment prodigieux, qui, pendant dix ans, rédigea presque à lui seul le fameux Télégraphe moscovite, le recueil russe le plus complet, le plus largement conçu et exécuté qui ait paru jusqu’à présent. Le Télégraphe attaquait avec trop peu de ménagement tout ce qui avait été jusqu’alors sacré pour le public : un oukase de proscription l’atteignit enfin en 1835. — Le subtil et mordant Nicolas Gretch, tout aussi impitoyable que Polevoï, fait lui aussi de la critique, et il fonde

  1. Voyez sur le comte Solohoupe la Revue du 1er octobre 1851.