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politiques des classes moyennes, le journal dut servir leurs intérêts. Voilà pourquoi il agrandit son format et relégua les discussions politiques à la seconde ou à la troisième page, afin de laisser libre une large surface où le commerçant pût étaler ses annonces. Il dut ensuite, pour l’industriel, enregistrer assidûment le prix des matières premières sur les marchés d’Angleterre, puis sur tous les marchés du monde, en annoncer, en commenter les moindres variations. Le banquier exigea le cours des fonds publics, la valeur de l’or et le prix du change dans toutes les capitales de l’Europe. L’exportateur voulut connaître par un témoignage impartial et désintéressé la situation vraie et les chances d’avenir de tous les pays avec lesquels il traitait. Chaque industrie, chaque négoce réclama sa part et l’obtint par le plus irrésistible des argumens. Voilà comment le journal anglais, à la fois contraint au progrès et enrichi par les classes moyennes, est devenu peu à peu un panorama du monde, une encyclopédie quotidienne, la lecture unique et indispensable de l’homme affairé, la distraction de l’oisif et le besoin le plus impérieux d’une nation de trente millions d’hommes.

Arrivée la première à l’influence et à la liberté, la presse anglaise a passé de bonne heure par toutes les phases que les journaux des autres pays ont dû subir long-temps après elle, ou qu’ils traversent encore. Son expérience leur a été profitable, et son histoire peut servir à éclairer la leur; aussi nous a-t-elle paru bonne à faire connaître, ne fût-ce que pour permettre d’établir des points de comparaison avec ce que nous avons sous les yeux. La presse est partout un instrument de publicité; mais le rôle qu’on lui fait prendre et surtout l’autorité qu’elle exerce ne sont pas les mêmes dans tous les pays. A quoi tiennent ces différences? A la condition des peuples pour lesquels les journaux écrivent ou à l’organisation même de ces journaux? Les journaux français, qui ont tout emprunté à la presse anglaise, prétendent l’emporter sur elle à certains égards, et un journal américain réclamait récemment la prééminence, sinon pour ses confrères, au moins pour lui-même. Décider entre ces prétentions rivales et dire à qui appartient réellement la supériorité, n’est-ce pas s’engager à dire quelle doit être, dans les pays libres, la tâche des journaux? Il y a là une grande question que l’histoire de la presse anglaise nous a préparé à débattre, mais que son rôle actuel, comparé à celui de la presse moderne dans d’autres pays, peut seul nous aider à résoudre.


CUCHEVAL-CLARIGNY.