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relever du plus inique des préjugés. Si le journal est influent et populaire en Angleterre, il n’en est pas ainsi du métier de journaliste, auquel s’attache encore une certaine défaveur. Tandis qu’en France on l’ait fracas de sa collaboration au moindre journal, en Angleterre on ne voit personne s’en faire un titre. Il faut chercher l’origine de ce préjugé contre les journalistes dans les longues persécutions que la presse a eu à subir en Angleterre. Ce ne sont pas seulement les amendes et les emprisonnemens qu’on a prodigués aux écrivains de la presse, ce sont les peines afflictives et infamantes. Pendant toute la durée du XVIIIe siècle, on vit des journalistes pendus, marqués, mis au pilori, fouettés en place publique, emprisonnés avec les criminels, etc. Les écrivains sérieux, les hommes d’un réel mérite s’écartèrent à la longue d’un métier si périlleux, et la presse demeura livrée pendant long-temps aux gens aventureux que le danger n’effrayait pas, que l’emportement de la passion, l’appât d’un salaire ou l’esprit de spéculation entraînaient souvent à la diffamation et au scandale. Dès le commencement du XVIIIe siècle, Addison s’était plaint dans le Freeholder des excès de la presse; ces excès allèrent croissant à mesure que la lutte des partis s’envenimait. Toutes les opinions montraient la même intolérance, le même oubli de toute retenue, et ne voyaient dans les journaux, au lieu d’un puissant instrument de propagande, qu’un moyen de blesser et de déshonorer des adversaires. Il n’est pas surprenant qu’avec de telles habitudes un certain discrédit se soit à la longue attaché à la presse quotidienne, et les satires vengeresses d’Addison et de Crabbe, des moralistes et des poètes, durent paraître au public la plus juste et la plus méritée des sentences.

Le coup était porté, et quand, au commencement de ce siècle, les journaux, tombés aux mains d’hommes honorables et opulens, prirent un autre ton et d’autres allures, ce ne fut que par l’appât d’appointemens élevés qu’ils purent rappeler à eux les hommes de talent; mais ceux-ci, loin de songer à tirer vanité de leur collaboration, la dissimulèrent presque tous soigneusement. Les plus grands noms de la littérature et du barreau ont traversé presque incognito cette difficile école. Lord Brougham passe pour avoir continué à écrire dans les journaux lorsque sa fortune politique était déjà faite. Benjamin Disraeli a pris part à la direction d’un journal éphémère, le Représentant. Lord Campbell, qui occupe aujourd’hui un des sièges les plus élevés de la magistrature, a débuté par faire dans le Morning Chronicle les articles de critique théâtrale, et il occupait encore ce poste en 1810. Parmi les simples hommes de lettres, il suffit de nommer Coleridge, Charles Lamb, Hazzlitt, Leigh Hunt, Thackeray et le romancier Dickens, qui a commencé par sténographier les débats du parlement avant de prendre rang parmi les rédacteurs et parmi les écrivains.