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M. Beaubrun Ardouin, les exagérations d’un nationalisme violent; mais ne réveillons pas un débat que les écrivains du pays sont aujourd’hui les premiers à regretter. — Son frère, le général Celigny Ardouin, a aussi apporté sa pierre à l’édifice historique en publiant dans le journal le Temps (qui parut vers la fin de la présidence de Boyer) de nombreux fragmens anecdotiques, plus une remarquable série d’études sur le régime de la propriété territoriale haïtienne.

Cet édifice, est-ce M. Madiou qui l’a élevé? Voilà bien des matériaux entassés dans les trois énormes volumes de son Histoire d’Haïti[1]; mais, en y regardant bien, ce ne sont encore, hélas! que des matériaux. Il n’y a là ni proportions ni équilibre. Les plus minces détails, les noms les plus secondaires y occupent parfois le premier plan. La confusion n’est guère moindre dans l’idée que dans la forme. Pour éviter, par exemple, de paraître exclusif, M. Madiou s’est laissé souvent aller à adopter, à quelques chapitres de distance, les extrêmes les plus opposés, hommes et choses, principes et événemens. Son éclectisme devient ainsi pure contradiction, et son impartialité ressemble, à s’y méprendre, à de la belle et bonne indifférence morale. C’est là, en un mot. toute une histoire à refaire, mais que je voudrais voir refaire par M. Madiou lui-même, car le premier (et c’est de bon augure pour les tendances historiques de cette troisième génération littéraire à laquelle il appartient) il a su conserver aux types et aux épisodes des révolutions haïtiennes leur coloris local.

Il y a aussi beaucoup de ce coloris, mais mélangé d’un certain lyrisme de convention que je regrette, dans la Vie de Toussaint-Louverture de M. Saint-Rémy (des Cayes)[2]. La bonne foi de l’auteur finit du reste par le soustraire et comme à son insu à la convention. A mesure que nous avançons dans cette intéressante biographie, le Spartacus un peu guindé des premiers chapitres redevient le vrai Toussaint, le papa Toussaint, ce terrible maître en diplomatie nègre qui, avec les deux seules armes de la faiblesse, la câlinerie de l’enfant et la force d’inertie de l’esclave, sut évincer Français et Anglais et grandir sa fortune au point de pouvoir dire, un jour qu’un officier de marine le pressait (pour cause) de venir visiter la France : « Votre vaisseau n’est pas assez grand pour m’y porter. » Quelques néologismes qui sont sans excuse dans un livre écrit et imprimé à Paris, certaines incorrections évidemment calculées pour donner à la phrase un cachet créole, déparent le style clair, rapide et vibrant de M. Saint-Remy, qui s’est corrigé d’ailleurs de ces affectations puériles dans l’écrit plus récent dont il fait précéder les mémoires de Boisrond-Tonnerre.

  1. Port-au-Prince, 1848; imprimerie de Joseph Courtois.
  2. Paris, 1850; Moquet, libraire-éditeur, rue de la Harpe.